le monde à peu près

qui défilait sans interruption devant sa dépouille ?
Des morts, il y en avait sans doute eu avant lui, mais il semblait évident que
le vide laissé par leur départ n’avait pas marqué à ce point, que l’effroi
n’était pas comparable, ni le sentiment de révolte. La preuve en est cet encombrement
dans la chambre, ces mines défaites, ces visages sur lesquels nous sommes
incapables de mettre un nom maintenant qu’on vient de plus en plus loin, de
bien au-delà de la commune, et même du département, à mesure que l’effarante
rumeur se propage. Pour rien d’autre que pour être là. Et quand il semble que
cela suffit, le temps de présence, que celle-ci a bien été enregistrée par la
jeune veuve, on profite d’un nouvel arrivant pour en catimini lui céder sa
place.
    Seules les femmes apportent des chapelets. Les hommes
n’osent pas, ou ne croient pas au pouvoir de la prière. Ils ont pris depuis
trop longtemps l’habitude de ne pas se plaindre, de ne rien demander, de
compter sur leur seule force. Quand il leur arrive de se signer, ils le font
petit bras, à la dérobée, tête penchée pour raccourcir la distance entre le
front et le nombril, si bien que le pied de la croix tombe à hauteur du plexus
et l’extrémité des branches de chaque côté des salières à la base du cou.
D’eux, on attend plutôt des paroles consolantes, de celles qui, sans tirer un
trait sur ce qui vient de se passer, réorientent vers l’avenir, lequel se situe
généralement, dans une perspective prophétique, assez loin en avant, de sorte
qu’ils ne courent pas grand risque d’être contredits sur l’heure.
    Les formules tombent désuètes et maladroites, embarrassées
et bienveillantes. Ainsi celle-ci à l’intention des orphelins : Vous
récolterez ce qu’il a semé, répétée plusieurs fois, comme pour bien nous en
convaincre, et d’un air si pénétré, si plein de certitude, qu’on se demande ce
qu’il a bien pu semer, ce père, quelle graine philosophale, quelle carte au
trésor, qui ferait du moment futur de la récolte une sorte de matin de Pâques,
quand on se précipitait dans le jardin à la recherche de petits Jésus en sucre
et d’œufs en chocolat dissimulés parmi le laurier et les fleurs.

III
     
     
    Une impression de déjà vu, mais fugitive, et puis les
cheveux étaient longs maintenant, qui lui tombaient sur les épaules, partagés
par une raie blanche sur le dessus du crâne et ramenés derrière les oreilles, à
qui il demandait décidément beaucoup puisqu’elles supportaient également les
branches de ses lunettes. Et c’est justement ce qui aurait dû me mettre sur la
piste : des lunettes premier prix, remboursement intégral, qu’aucun
opticien n’exposait dans sa vitrine, sinon peut-être en période de carnaval, et
qu’on ne croisait que dans le fin fond des campagnes ou dans la misère d’un
orphelinat. D’ordinaire, les étudiants qui n’avaient pas envie de ressembler à
leurs parents optaient pour le modèle Tchékhov ou Trotsky et cette petite
touche intellectuelle et Spartiate que donnent les lunettes cerclées de métal.
Mais celles-là dépassaient les bornes de la contestation. Celui qui s’affublait
d’une telle monture n’était certes pas de nature à accepter un quelconque
compromis de classe. A n’en pas douter, ce modèle de base devait s’interpréter
comme une manifestation de soutien indéfectible à la masse de nos camarades
travailleurs, une revendication fondamentale qui ne pouvait déboucher que sur
un avenir radieux.
    Là-dessus, sur l’imminence d’un lendemain plus chantant que
la veille, il valait mieux se montrer optimiste ou se débrouiller pour s’en
convaincre, car c’était un sujet sérieux qui supportait difficilement qu’on y
instille le poison du doute. On pouvait même dans ce cas faire preuve d’une
certaine raideur d’esprit. Ainsi la hyène puante du profit, par exemple,
nourrissait en son sein félon aussi bien la haute finance que le petit
commerce. Quoi ? Maman, une hyène puante ? Je préférais ne pas
relever, glissant sur un père mort – victime des forces d’oppression
du capital ? –, il y avait un peu de ça, mais sans m’étendre,
quoique, d’une certaine manière, c’est vrai qu’il s’était tué au travail, mais
il était encore trop tôt pour me livrer à une défense et illustration des
miens. D’autant que la famille n’était pas non plus en odeur de sainteté, et la
sainteté