le monde à peu près
pour l’étude de cinq heures, à peine arrivés, après un
bref sit-in, il nous fallait déjà penser à repartir.
A l’approche de l’été, comme nous tirions la langue sur le
chemin du retour, nous étions exceptionnellement autorisés à nous arrêter chez
le marchand de glaces installé en bordure de la plage, non loin de la villa de
mon nouveau camarade occasionnel. Il en profitait quelquefois pour échanger
deux ou trois mots avec nous, comme un libéré visitant ses compagnons de
cellule. La procession des pensionnaires passait juste devant sa maison, de
sorte que, le jour de l’invitation, alors que nous disputions une partie de
ping-pong dans son jardin, sous un pin parasol dont le tronc fortement incliné
indiquait la même direction du vent depuis quarante ans (alors qu’il ne souffle
pas toujours de la mer), j’entendis par-dessus la haie mon nom hurlé par toute
la troupe, accompagné de qualificatifs plutôt dérangeants.
J’aurais pourtant volontiers échangé ma place. S’appliquer à
faire assaut de politesse et de savoir-vivre quand on redoute un impair et
qu’on se sent surveillé, ce n’est déjà pas une sinécure, mais le drame avec les
gens qui ont les moyens c’est qu’ils ont tout, et donc une table de ping-pong.
Or le ping-pong était loin d’être ma spécialité. Ayant peu pratiqué, la
difficulté pour moi se révélait double : d’abord tenter de rattraper les
balles que mon partenaire mollement m’envoyait, puis les lui réexpédier
par-dessus le filet tout en espérant qu’elles retombent dans son camp. On m’objectera
qu’il s’agit là des règles les plus élémentaires de ce jeu. Sans doute, mais en
théorie seulement. Rattraper la balle dépendait uniquement de l’adresse
(réelle, il devait être champion du monde) de mon adversaire, qui s’appliquait
généreusement (il était scout dans le civil) à viser le centre de ma raquette.
Mais, pour peu que je la tinsse, ma raquette, parallèlement à la table, les
balles rebondissaient alors sur la tranche, ce qui leur donnait en retour des
trajectoires fantaisistes : l’une d’elles grimpa ainsi se réfugier dans la
couronne du pin parasol et, vexée sans doute, refusa d’en redescendre. Mais ce
fut un cas limite. Je disposais entre le haut du filet et les branches les plus
basses de suffisamment d’espace pour ne pas épuiser la réserve de la maison.
Ce qui n’empêchait pas mon camarade de se montrer
apparemment très satisfait de mes services. Au moment du déjeuner, après une
rapide prise de contact et alors que nous avions déjà disputé trois parties en
un peu moins de dix minutes, il confiait à sa mère, qui s’inquiétait de mes
dons, que je lui avais opposé une certaine résistance et qu’il avait dû
batailler ferme pour dans l’ultime partie s’imposer vingt et un à trois. C’est
dire si j’attendais la revanche avec impatience.
A ma décharge, je ne jouais que d’un œil. Mon verre de
lunettes s’étant brisé quelques jours auparavant, j’avais préféré patienter
jusqu’aux vacances prochaines pour son remplacement. Je craignais que le
brouillard dans lequel m’eût tenu le temps de la réparation ne m’expose à
quelques désagréments, par exemple qu’une autorité maligne, au fait de mon
infirmité, me lance brutalement : qu’est-ce que je lis ? en tapotant
de sa fine baguette de bambou une malheureuse formule mathématique tracée à la
craie sur le tableau et, faute d’obtenir une réponse (car, contrairement à la
formulation, ce n’est pas à lui que s’adresse l’injonction), m’enjoignant de la
recopier cent mille fois, tout en se dépêchant de l’effacer. Si bien que je
suivais les cours d’un œil, tandis que la vision trouble de l’autre
s’entortillait dans le fil de Nylon tordu en huit en attente d’un verre à
soutenir.
A peine sorti de la classe, je retirais ma moitié de
lunettes, apprenant peu à peu, et au prix d’embarrassantes confusions, à suivre
le disque écliptique du ballon dans nos parties, à paraître absorbé dans mes
pensées pour n’avoir pas à saluer une silhouette inidentifiable dans le
lointain (c’est-à-dire au-delà de trois mètres), à ne pas forcer ma vue en
plissant des yeux (ce qui donne des maux de tête et un air idiot), à me
contenter de ce monde approximatif, essayant de me convaincre que je ne perdais
pas grand-chose et que tout ne valait pas nécessairement (et à chaque
instant : la mer une fois
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