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le monde à peu près

le monde à peu près

Titel: le monde à peu près Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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très vite
que mon grand-père venait de mourir. Tu sais lequel ? Son œil baladeur
cherchait désespérément à s’accrocher aux rideaux, tandis qu’il s’en voulait de
s’être laissé emporter par son élan, de n’avoir pas su garder sa langue. Il
s’entendait à quelques semaines d’intervalle tenant en écho les mêmes propos.
Pour un peu il aurait demandé qu’on le plaignît. Or des deux, le très à
plaindre, n’était-ce pas plutôt l’endeuillé à répétition dans sa douzième
année ?
    L’autre grand-père, il y avait longtemps qu’il n’était plus
dans la course, emporté par le chagrin après que la grande Aline, son épouse,
eut succombé à un symptôme rimbaldien, un problème de genou, mais le doux Juju
n’écoutait plus. Il se félicitait intérieurement que le père du jeune garçon
eût choisi les vacances de Noël pour disparaître, lui évitant ainsi une fameuse
corvée. Qu’il se rassure pourtant, là aussi le doute n’eût pas été permis.

 
    En redescendant de mon banc, comme je baissais la tête pour
cacher mes larmes à venir, sans doute emportées par le poids des verres, épais
et lourds, mes lunettes tombèrent. La chose s’était déjà souvent produite, et
les verres incassables, du moins présentés comme tels – ce qui de
fait constituait un progrès formidable dans la vie des myopes –, avaient
jusque là bien supporté les chocs. Avec cet inconvénient que, s’ils ne se
brisaient pas ils se rayaient facilement. Vous évoluiez ainsi avec des sortes
de fils d’ange – les rayures – devant les yeux, que longtemps vous
tentiez de chasser d’un vain clignement de paupières, ou en essuyant sans cesse
vos verres à l’aide d’un mouchoir, ou, si vous étiez précautionneux, le genre à
conserver l’étui d’origine en dépit du fait qu’il ne sert plus à rien puisque
vous êtes tenu de garder vos lunettes en permanence sur le nez, en utilisant ce
rectangle de chamoisine, portant le nom et l’adresse de l’opticien et illustré
d’une paire de pince-nez, qui était le seul cadeau que vous valait votre
myopie.
    Mais incassables, pas vraiment, seulement par rapport aux
verres traditionnels. Disons plus résistants, mais avec des limites, si bien
que l’un des verres – lesquels n’étaient maintenus à la monture que
par un fil de Nylon inséré dans une fine rainure ménagée dans la
tranche – se brisa en prenant contact avec le sol carrelé,
s’émiettant en un semis de petits cristaux qui s’éparpillèrent sous les
pupitres.
    Tout événement imprévu était généralement le bienvenu. Le
temps que l’autocrate de service reprenne les choses en main, on s’autorisait
une certaine dissipation. Les voisins les plus proches du drame en profitèrent
donc pour jouer à quelque chose comme : il y a une inondation dans la
classe (ou une invasion de cafards), en décollant les pieds du sol, soulevant
leur cartable appuyé contre le pied du bureau, et refusant de s’intéresser au
cours tant qu’ils vivaient sous la menace de ce péril de verre. Le terrible
Fraslin, qui avait cru un moment poursuivre en ignorant l’incident (ce qui se
voulait moins bienveillant que cruel – que pouvais-je faire à demi
aveuglé, sans la permission de manifester ?) fit semblant de se demander
qui était le responsable de cette pagaille (comme si j’avais grimpé de ma propre
initiative sur le banc), et après un simulacre de justice m’envoya chercher un
balai dans un placard de la classe voisine. Ce qui n’avait rien non plus de
réjouissant : affronter un tout aussi malveillant, ses demandes
d’explications, ses sarcasmes, ses prises à témoins, et au final son
sempiternel et désolant : au fait, il s’appelle reviens (quel drôle de nom
pour un balai).
    Avec lequel j’entrai penaudement dans la
classe – vous avez l’air de quoi, posez-le dans un coin, asseyez-vous
et regardez le plafond, vous balaierez pendant la récréation – comprenant
sur-le-champ que le despote avait profité de mon absence pour entamer un
exercice, ce qui signifiait, dans la mesure où j’avais raté le début et où il
était impossible de copier sur un camarade, un futur zéro assorti d’une
sanction. Où l’on voit que l’acharnement est un art.
    Après avoir regagné ma place, je n’étais pas pour autant au
bout de mes peines : levant les yeux, il m’apparut clairement que sans
lunettes je n’y voyais pas grand-chose. Si l’autorité

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