Le Monstespan
latin, de philosophie et de français.
— Père,
est-ce que je ne pourrais pas plutôt rejoindre l’abbé Anselme pour rattraper
mon enseignement ? C’est que j’ai pris du retard lors de notre séjour
espagnol…
— Mais
non ! Allez, tiens cet épieu, et sans doute qu’aujourd’hui tu tueras ton
premier marcassin.
Sous la pluie
diluvienne, d’Antin, qui depuis l’âge de sept ans a quitté son habillement
d’enfant, est vêtu du pourpoint et de chausses. Ses pieds boueux et ses jambes
mouillées ne se veulent point réchauffer et sont griffés par des ronces noires
qui effraient ce marquis plus destiné à chasser la promotion sociale dans les
alcôves des salons dorés.
Le père
observe son fils d’une poltronnerie incroyable mais méchant jusqu’à la barbarie
avec les enfants des gueux du village. Lorsqu’il joue à colin-maillard, il
triche, regarde sous le bandeau. Il les frappe, profitant de son titre de
noblesse, car il sait que les petits manants n’oseront pas répondre sur ordre
de leurs parents et cela désole Louis-Henri. Louis-Antoine montre une
inclination naturelle à l’obséquiosité et semble déjà fort doué pour la
rouerie. Montespan a le pressentiment que son propre fils, par un contraste
piquant, deviendra le modèle des courtisans de ce Louis XIV qui persécute son
père et le prive lui-même, en sa tendre enfance, des caresses d’une mère... du
reste peu sensible à ce déchirement. Vers les collines empanachées de bois
épais, Cartet et Montespan sentent la chasse, la respirent, en entendent les
bruits, les sons, en vivent la violence, la nécessaire cruauté, et
Louis-Antoine porte à deux poings son petit épieu en tremblant. Soudain le
concierge du château, d’un geste, fait silence et chuchote :
— Il y a
une femelle devant avec ses petits... Je vais passer par la droite pour lancer
un des marcassins vers vous...
Cette nouvelle
est accompagnée du claquement de dents de Louis-Antoine à qui le père explique
maintenant à voix basse :
— Tu le
portes comme ça, ton épieu... La main devant paume tournée au ciel, et la main
derrière, paume tournée vers le sol. Quand le petit sanglier viendra droit sur
toi et qu’il sera à un peu moins de deux toises, tu t’avances d’un pas en
pliant tes genoux et vises sous la tête le poitrail de la bête qui s’empalera.
Le mouvement doit être ascendant, comme si avec une fourche tu lançais du foin
sur une charrette. On frappe toujours de bas en haut, jamais le contraire sinon
on risque de se blesser. Et tiens fermement ton bâton pour que l’animal ne
s’échappe pas avec.
Les genoux des
jambes en « X » d’Antin tremblent et se percutent l’un contre l’autre dans un bruit régulier de
castagnettes. Quand l’enfant entend cavaler vers lui et des sons de feuillages
écrasés, des éclatements de brindilles qui s’envolent, il regrette les cours
d’histoire, de géographie et de mathématiques de l’abbé Anselme.
Mais voici le
petit sanglier beige au dos rayé de noir qui file vers Louis-Antoine. La bête
encore à plus de quatre toises de lui, le fils du Gascon recule d’un pas, ferme
les yeux, et plante son bâton de haut en bas n’importe comment. Il ressent une
grande violence dans ses épaules qui le déséquilibre et lorsqu’il rouvre les
yeux, s’aperçoit qu’il est traîné à plat ventre par l’animal aux joues que
traverse latéralement l’épieu auquel d’Antin s’accroche désespérément en
criant. On croit entendre un écho dans la vallée. Louis-Antoine planant à
l’horizontale et ricochant sur les herbes et dans lesronces, les éclats
des gouttes d’eau, gueule à la bête de sa voix de lutrin :
« Arrête ! Arrête ! » Ses cris redoublés excitent le
marcassin et le font aller encore plus vite, et cela fait crier l’enfant encore
plus fort. Cartet, aux pattes d’ours, arrive en courant et riant. Etonnamment
véloce et souple malgré son quintal, il rattrape vite le marcassin en tirant
d’une de ses bottes son grand poignard. Quand il coupe la gorge du petit
sanglier, on entend une voix humaine.
C’est la
cuisinière du château, coiffée d’une marotte de dentelle ruisselante sous la
pluie torrentielle. Soulevant haut sa jupe sur ses vilaines pattes de héron,
tout son corps fume d’une vapeur de transpiration due à sa course effrénée dans
un sentier qui grimpe alors qu’elle appelle :
— Monsieur
de Montespan ! Monsieur de Montespan !
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