Le Mont-Saint-Michel et l'énigme du Drangon
vision plus tragique. J’avais
lu quelque part que le Mont était entouré de sables, et que ces sables étaient
dangereux : on pouvait s’y enliser si l’on ne prenait pas soin de suivre
des chemins dûment connus et répertoriés. Dommage : les sentiers battus, comme
on dit, ont toujours provoqué en moi une sorte de révolte, un refus de suivre
ce que les autres ont déjà suivi. Et je lisais aussi, dans Les Misérables de Victor Hugo, cette hallucinante
description d’un homme en train de s’enliser dans les sombres cloaques des
égouts de Paris. Certes, Victor Hugo connaissait le Mont-Saint-Michel. Il y
était venu. Il avait contemplé l’impressionnante plaine où le sable et l’eau ne
parviennent point à délimiter leurs domaines respectifs. Il avait entendu
raconter de sombres histoires sur des voyageurs égarés dans la brume, et qui n’avaient
jamais été retrouvés. Ils dormaient probablement de leur dernier sommeil dans
quelques fondrières recouvertes d’un sable fin qui sent bon le goémon et le sel.
L’enlisement a quelque chose de sinistre et d’envoûtant, comme si l’être humain
se reconnaissait dans cette lente disparition à l’intérieur d’une nuit qui ne
finit jamais, amenant une suffocation que seule l’angoisse peut égaler lorsque
la souffrance étreint la poitrine. Cette évocation des sables mouvants avait, je
l’avoue, un certain charme morbide pour moi, comme si je pensais que pour
atteindre ce Mont des Merveilles, il fallait passer par les infernaux paluds dont parle François Villon dans sa Ballade pour prier Notre-Dame . Je n’allais pas
tarder à apprendre que toute révélation poétique passe par une Saison en Enfer , et Jean-Arthur Rimbaud me montrait
déjà le difficile chemin des Illuminations . Pouvais-je
alors comprendre que Rimbaud avait réussi à revenir de ces « infernaux
paluds » dans un état qui ne lui permettait plus de contempler la
Merveille ?
Oui, la Merveille. C’est le nom que l’on donne à la partie
nord de l’abbaye du Mont-Saint-Michel, la partie la plus audacieusement
construite, sinon la plus belle. Et, par extension, dans l’opinion commune, le
Mont-Saint-Michel lui-même est devenu la « Merveille de l’Occident ».
Le mot « Merveille » est doux à prononcer. Il résonne comme une
cloche lointaine qu’on entend sur la mer, mêlée au bruit des vagues. Il apporte
avec lui une nuée d’oiseaux migrateurs, ceux qui viennent de pays lointains et
qui sont chargés des parfums subtils recueillis sur des rivages pleins de
soleil ou des silences profonds des espaces du Grand Nord glacé. En Bretagne, autrefois,
on disait que les conteurs, ceux qui prenaient la parole, à la veillée, pour de
longs récits surgis de la mémoire, étaient des « diseurs de merveilles ».
Oui, la Merveille. C’était écrit sur une des cartes postales. Mais peut-on
prétendre atteindre une merveille ?
C’était pendant les temps obscurs de l’Occupation nazie en
France. Les villes s’endormaient dans un silence à peine troublé par quelques
lampes bleues, silence que venait parfois réveiller le ronronnement inquiétant
des forteresses volantes, messagères à la fois de mort et de délivrance. Les
villes étaient moribondes, noyées dans la nuit et dans le froid de l’hiver. Je
me souviens de la nuit de Noël 1942. En ce temps-là, dans les paroisses, la
Messe de Minuit se célébrait à sept heures du soir, car le couvre-feu obligeait
chacun à se terrer comme des loups dans leurs tanières. Je me souviens. J’avais
alors un poste de radio fort rudimentaire, un de ces fameux « postes à
galène » qui fonctionnaient magiquement sans aucun courant électrique, mais
qui nécessitaient le port d’un casque. Cela permettait d’écouter ce qu’on
voulait sans déranger les autres. Et, cette nuit-là, la Messe de Minuit
radiophonique, authentiquement à minuit, était retransmise de l’intérieur même
de l’abbaye du Mont-Saint-Michel. J’ignorais, à ce moment-là, que l’abbaye
était inoccupée, qu’elle n’abritait plus de moines, mais je dois dire qu’allongé
dans mon lit, le casque sur les deux oreilles, je me trouvai bientôt sur un
autre rivage, dans un autre monde, là où le vent souffle sur des rochers de
granit, vers cet ouest qui me tentait par toutes les couleurs rouges du
couchant. Le son était pur, comme si rien ne venait troubler des ondes habituellement
tourmentées par une guerre d’autant plus
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