Le Mont-Saint-Michel et l'énigme du Drangon
sournoise qu’elle était invisible. Il
y eut une sorte de déchirure dans la nuit, une sorte de trait de lumière qui
traversa le ciel, mais d’une lumière plus douce que le baiser d’un ange, plus
transparente peut-être, en tout cas paisible et sereine comme aux temps
lointains de ma première enfance. Imaginaire, bien sûr. Mais le son qui me
parvenait de ce rocher perdu dans la mer et dans la brume, était bien réel, et
il me confortait. Le Mont-Saint-Michel était là, près de moi, et si je n’avais
en vérité accompli aucun effort pour l’atteindre, c’est que lui-même était venu
à moi, grâce au geste magique d’un enchanteur dont la voix me paraissait grave
et empreinte d’un profond respect. À quoi tiennent les choses ! Cette
nuit-là, je me promis d’aller un jour, quand l’heure serait venue, entrouvrir
les grandes portes d’une abbaye dont les voûtes retentissaient du battement des
ailes d’une cohorte angélique jaillie tout exprès des espaces célestes pour
nous dire que la Lumière brille parfois au milieu des Ténèbres. Après tout, c’est
bien le sens symbolique qu’on peut attribuer au combat de l’Archange Michel
contre le Dragon des profondeurs, celui qui rôde sans cesse dans les cavernes
de la terre et qui surgit, au moment où on l’attend le moins, devant un
voyageur qui ne sait plus de quel côté ses pas doivent le porter pour lui
éviter de s’enliser dans les chemins de sable. Mais, à l’époque, je n’en étais
pas encore à m’interroger sur ce sens du combat de l’Archange et du Dragon. La
réalité quotidienne en rendait facilement compte : de toute évidence, le
Dragon ne pouvait être que le petit homme moustachu à la mèche rebelle qui, lui
aussi, se terrait dans ses repaires de Berchtesgaden, protégé par des légions d’anges
rebelles marqués de la croix noire des Chevaliers Teutoniques. Mais qui donc pouvait
jouer le rôle de saint Michel ? Je crois que, cette nuit-là, je me suis
endormi sous les voûtes humides d’un souterrain du Mont-Saint-Michel, happé par
la fulgurante montée du chant qui me parvenait d’ailleurs.
Nous subissions donc l’Occupation étrangère et tous ses désagréments.
Nous avions froid, en cet hiver 1942-1943, et nous avions également de
nombreuses occasions d’avoir faim en sortant de table. Nous avions des
engelures aux doigts, et c’était parfois un supplice que d’écrire sur de
mauvais cahiers les cours que nous dictaient nos professeurs. Nous nous
abîmions les yeux dans la pénombre en attendant que le courant électrique soit
rétabli. Chaque journée d’école, on nous distribuait des biscuits caséinés afin
de pallier le plus possible les carences qui nous guettaient, nous, cette
génération qu’on a connue sous le nom de code des fameux « J 3 ».
Mais, ces biscuits que j’aurais volontiers mangés, je les vendais à des
camarades plus fortunés que moi, ce qui me permettait d’aller acheter des
livres. Il faut croire que ma fringale de lecture était plus forte que ma
fringale de pourriture, ou tout au moins que je mettais en pratique, quelques
années à l’avance, les conseils d’une célèbre affiche où l’on voyait l’acteur
Gérard Philipe mordre à belles dents un bouquin soigneusement et artistiquement
lacéré, à côté d’un texte qui conseillait : Mangez des livres ! La
jeunesse a de ces insouciances qui ne font pas les bonnes santés – je l’ai
compris plus tard –, mais qui alimentent cependant des vocations inébranlables.
Que d’ouvrages sur le Moyen Âge ai-je ainsi dévorés en ces temps obscurs, au
lieu de me faire les dents sur des biscuits par ailleurs à la limite du
consommable ?
Il est vrai que j’avais un professeur de lettres assez étonnant.
C’était, je crois, sa première année d’enseignement. Il s’appelait Jean Hani, et
il avait un enthousiasme délirant, qu’il cherchait à nous faire partager, pour
les œuvres littéraires du Moyen Âge et pour la poésie moderne. Je ne me doutais
pas qu’un jour, il publierait des ouvrages remarquables sur la Symbolique du Temple chrétien et sur la Royauté sacrée [1] . Pour l’heure, entre deux
cours de latin, il se contentait d’évoquer pour nous la civilisation des XII e et XIII e siècles,
en insistant particulièrement sur les romans arthuriens, les récits du saint
Graal et la légende de Tristan et Yseult. Cela ne l’empêchait nullement d’enchaîner
directement sur la poésie
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