Le Mont-Saint-Michel et l'énigme du Drangon
préférais encore la folie de cet art gothique à la sagesse – du
moins le croyais-je – de la voûte romane, que je confondais arbitrairement avec
une décadence de l’architecture romaine . Et
dans cet engouement qui frisait la frénésie, m’obligeant à pénétrer dans la
moindre chapelle pour y repérer un vestige médiéval, me conduisant au fond de
chaque musée pour y découvrir le seul objet qui valût la peine d’être admiré, le
Mont-Saint-Michel grandissait, comme le point de mire qu’on regarde trop
attentivement et qui, se détachant de tout le reste, devient le centre du monde.
Car, à force de l’entrevoir dans des livres, à force de l’imaginer
à travers de multiples descriptions plus ou moins inspirées ou plus ou moins
techniques, le Mont-Saint-Michel était réellement pour moi un endroit que je
connaissais fort bien sans y être jamais allé. J’aurais presque pu prétendre
que je le connaissais mieux que ceux qui avaient eu la chance – avant cette
maudite guerre – de pouvoir y rôder pendant quelques heures à la recherche des
ombres du passé. Mais quant à penser pouvoir y aller moi-même, cela ne me
venait même pas à l’esprit. D’ailleurs, cela n’avait aucune importance : le
Mont-Saint-Michel faisait partie de mon domaine intérieur. Dans ces conditions,
pourquoi aurais-je été le chercher ailleurs que dans ma mémoire ? Et puis,
la guerre, avec son cortège de destructions systématiques, pouvait très bien l’anéantir.
Cela n’avait pas d’importance non plus, puisqu’il se trouvait profondément
caché en moi.
C’est dire que, dans les années de l’après-guerre, alors qu’il
était possible, et même facile d’y parvenir – et, de plus, il était intact !
–, je n’eus jamais l’idée saugrenue de visiter le Mont-Saint-Michel. De toute
façon, il était en dehors de mes routes habituelles qui menaient invariablement
de Paris à la Bretagne en passant par cette zone mi-beauceronne, mi-normande qu’est
le Perche. Peut-être que si le Mont avait été en Bretagne, mon désir d’y aller
aurait été déterminant. Mais je m’étais rangé à l’opinion courante qui veut que
« le Couesnon, dans sa folie, a placé le Mont en Normandie ». Certes,
cela se discute. La frontière est proche. Elle est même imprécise, difficile à
déterminer. Dans la baie du Mont-Saint-Michel, le patriotisme se borne souvent
à défendre son propre emplacement de pêche ou son parc à huîtres. N’en
demandons pas plus. Et le Cotentin, tout proche, ne fait-il pas partie du
massif Armoricain ? Or, qui dit Armorique dit Bretagne. Du moins, c’est ce
que je croyais, sans pour cela réclamer la restitution du Mont à l’archevêque
de Dol. Depuis la Révolution, il n’y a plus d’évêque, ou d’archevêque depuis le
XII e siècle, à Dol-de-Bretagne, l’une des
premières fondations religieuses des Bretons lorsqu’ils émigrèrent de l’île de
Bretagne pour s’établir dans la péninsule armoricaine. Mais il y a toujours un
évêque à Coutances, sur la rive normande.
Ces querelles de clochers m’ont toujours fait sourire. Certes,
il est glorieux de posséder la Merveille de l’Occident. Mais à qui appartient
réellement un tel monument ? À des hommes, à des institutions ? Certainement
pas : le Mont-Saint-Michel appartient à l’humanité tout entière. Il
constitue le témoignage le plus convaincant et le plus émouvant que la destinée
de l’homme est d’aller toujours plus loin, vers la transgression du possible. Serait-ce
donc que l’être humain est capable de lancer son esprit aussi loin qu’il le
veut et sur un simple signal de sa volonté, de son Libre Arbitre ? L’image
de l’Archange, qui surplombe le monument, défie l’espace en même temps qu’il
défie le Dragon. Nous n’en sommes plus à mesurer à quelle hauteur se trouve le
visage de Michel. Le nom de Michel a une signification : il veut poser une
question, une question à laquelle personne, jusqu’à présent, n’a su répondre. Et
cette question, cette éternelle question, c’est : Qui est comme Dieu ?
Alors, dans ces conditions, les querelles de clocher ne sont plus de mise. L’interrogation
majeure de l’humanité sur sa destinée, sur les rapports qu’elle peut entretenir
avec un Dieu dont elle ignore tout mais dont elle sent l’indicible présence, cette
interrogation suffit, surtout quand elle est matérialisée par cette gigantesque
statue trônant
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