Le neuvième cercle
fourni autant de morts que le travail lui-même. Lorsque j’ai travaillé à nouveau à Roggensdorf, en février 1945, j’ai emprunté moi aussi les quais, « mes » quais. Je me souviens des tourbillons de neige glaciale, clans un vent violent, que soulevait le passage, à 140 à l’heure, des grands rapides en route encore pour Stuttgart, Cologne ou Aix-la-Chapelle, les « Metropa » pour Strasbourg et Paris n’y passant plus depuis plusieurs mois !
— Le 3 juin, le travail est terminé et tout le kommando de trente hommes est destiné à Amstetten. Là, nous allons travailler directement à la firme Hopferwieser, qui nous a déjà employés à la construction des quais. « L’Hopferwieser-Holtz banwerke » a, en effet, son siège à Amstetten, 41 kilomètres en amont de Melk, sur le Danube. Tous les jours, sauf le dimanche, du 5 juin 1944 au 6 mars 1945, je ferai le trajet aller et retour.
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— Un cii matin, suivi de quelques camarades, nous nous faufilons pour éviter d’être retenus pour un kommando lorsque, au tournant d’une baraque, nous tombons pile, nez à nez avec un kapo, épanoui de nous découvrir. C’était un gigantesque gaillard maniant une redoutable trique. Surpris, nous faisons face, l’air aussi innocent et calme que possible, et le dialogue suivant s’engage en charabia du camp, dont je vous fais grâce :
— Le kapo : « Ah ! Franzose, venez ici.
— Moi (l’air étonné) : « Nous pas Franzose.
— Le kapo (pointant son doigt sur le F inscrit dans notre triangle rouge) : « Et alors, qu’est-ce que c’est que ça ? (Et il devient menaçant.)
— Moi : « Je ne sais pas, et je te dis que nous ne sommes pas Français. Nous sommes Auvergnats.
— Le kapo (l’air complètement ahuri) : « Auvergnats ! Auvergnats ! qu’est-ce que c’est ?
— Moi (de plus en plus assuré, mais prêt à détaler au cas où ça tournerait mal) : « Tu ne sais pas ce que c’est que les Auvergnats ? Qu’as-tu appris à l’école ? Retournes-y ! »
— Et le kapo, avec l’air de quelqu’un qui n’y comprend rien, ne sachant trop à qui il s’adressait (prudent aussi peut-être, car s’il avait une trique, nous étions sept ou huit contre lui seul et bien dissimulés à toutes vues) fait demi-tour et nous laisse tranquilles. Devant la lourdeur et la balourdise de ces messieurs, l’assurance, l’audace avaient souvent le dernier mot. Notre union, notre organisation, le prestige que les Français acquirent lentement mais sûrement, quelques règlements de compte clandestins, où des kapos laissèrent leur peau, la tournure des événements, notre masse, incita de jour en jour la chiourme à la prudence.
— L’« anecdote » aurait pu tourner très mal pour moi, mais tout au début, je n’avais pas parfaitement compris le danger auquel nous étions soumis, et il faut encore préciser que, dans cette période d’organisation et de pagaille, l’on avait l’immense ressource de se perdre, sans être reconnu parmi la foule des mille cinq cents à deux mille détenus dans le camp. Par la suite, je fus beaucoup plus discret, méfiant et prudent.
— Continuant à éviter, par la suite, les kommandos redoutés, il fallait après y avoir réussi et être tranquille, éviter également d’être embauché aux travaux d’aménagement assez pénibles, consistant à creuser des trous profonds destinés aux poteaux devant supporter les barbelés, construire des miradors, s’exténuer au transport de lourds matériaux divers… Pour cela, une seule solution, mais efficace au maximum et qui a toujours été valable : avoir l’air d’être employé à un ouvrage quelconque, ne jamais paraître oisif…
— Toujours suivi de mon ami l’abbé Joseph Hervouet, et muni chacun d’un squelette de balai, nous passions nos journées dans le grand garage, bien tranquilles, en surveillant attentivement les environs. Dès qu’un danger se présentait, sous l’apparence d’un uniforme ou d’un kapo, nous nous mettions à balayer avec ardeur, soulevant des nuages de poussière qui faisaient fuir les indiscrets aux sens délicats, car ces brutes étaient extrêmement délicates ! Je revois et entends encore un S.S. se présentant à la porte du garage et fuyant avec un « Pfui ! » horrifié, sans insister. Le plus dur et le plus difficile pour nous était de ne pas nous laisser démunir de nos balais qu’il fallait soigneusement cacher
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