Le neuvième cercle
étions, du moins en ce qui concerne l’importante équipe de maçonnerie dont je faisais partie, sous les ordres d’un contremaître autrichien que nous désignions sous le nom de « Poliert ». C’était un brave homme, calme, ne criant jamais et surtout ne poussant absolument pas au travail. Il y avait aussi, travaillant avec nous, deux maçons civils autrichiens qui venaient le matin de chez eux et qui étaient aussi peu ardents au boulot que nous. Par eux, nous avions bien des renseignements sur les événements extérieurs. Cependant, devant la lenteur avec laquelle s’effectuaient les travaux, un ingénieur nazi s’est fâché et a fait des observations véhémentes au Poliert, sans que cela modifie l’indifférence de ce dernier. L’ingénieur parti, il se mit à rire, haussa les épaules et nous commanda « repos ». Mais l’on vit débarquer, un matin, une espèce de gnome, bête comme il n’est pas possible de l’être, méchant, hargneux et bon à rien. Il était habillé d’une culotte de cuir style tyrolien, portait un chapeau surmonté d’un gigantesque plumet en poils de blaireau et entouré d’un large ruban vert. Des bas blancs à revers agrémentés de pompons de laine de couleur entouraient ses mollets squelettiques ; enfin, il était d’un comique et d’un ridicule extraordinaires. Il devint immédiatement pour nous : « le Chef de Gare ». Mais cet idiot avait reçu des consignes car il se mit à donner des ordres par-dessus le Poliert, à crier et même à cogner afin que nous augmentions le rythme cv .
— Notre travail consistait, pour le principal, à préparer dans un grand bac carré, en bois, d’environ 6 mètres carrés, le ciment destiné aux cloisons, cheminées, etc. que les deux maçons autrichiens et quelques autres maçons professionnels, déportés, construisaient. Les Autrichiens, toujours perchés au plus haut des échafaudages, dominaient les horizons et ne faisaient pratiquement rien, rouspétant si nous montions trop ou trop vite du ciment ou des briques. Bien placés pour voir venir un danger, en cas de besoin, ils nous avertissaient et eux-mêmes se mettaient à travailler avec ardeur. Le Poliert, lui, passait de temps à autre, ne regardant rien, se désintéressant de tout. Nous ne faisions rien, mais ce qui était pénible c’était d’avoir toujours l’air de s’occuper et de rester ainsi des heures debout. Mais notre sort n’avait rien de comparable à celui de nos malheureux camarades de l’extérieur, obligés de coltiner douze à quinze heures par jour des rails ou des traverses de chemin de fer, de terrasser, sans pouvoir un seul instant lever la tête pour se reposer, cela sous la pluie, la neige, avec des kapos hurlant et cognant sans arrêt. Non, nous n’avions pas le droit de nous plaindre.
— La fabrication de la colle-ciment, le « tonillage », se pratiquait en agitant le contenu du bac avec des raclettes au bout de longs manches. Ce ciment devait être constitué d’une proportion de « x » sacs de ciment pour « y » brouettes de sable et « z » seaux d’eau. En réalité, il n’y avait pas de sable car il fallait aller le chercher dans un trou, à l’extrémité du camp, l’extraire, le cribler, le charger et le ramener dans un vieux tombereau, roulant mal sur une piste caillouteuse, pleine de trous et d’ornières avec une forte rampe à escalader en tirant la guimbarde à bras d’hommes. Aussi, dès le premier voyage, on a abandonné le sable pour le remplacer par de la terre végétale ramassée autour du bac. Quant au ciment, plus de la moitié au moins des sacs était éparpillée dans le gros collecteur d’égout et entraînée vers le Danube par les énormes quantités d’eau qui dévalaient en trombe. Pour l’eau, par contre, il y en avait au moins le double de la quantité prévue : un tuyau en caoutchouc branché sur un robinet l’amenait directement dans le bac. Plus y il avait d’eau, moins la « colle » était pénible à « touiller », car ce n’était plus qu’une sorte de crème très liquide, dont le Poliert et les maçons se contentaient et ça collait suffisamment, au moins provisoirement pour que la maçonnerie paraisse correcte. Un des vieux maçons français, originaire de Saône-et-Loire, ne manquait jamais, lorsque nous lui livrions la marchandise, de nous dire : « Ben mes cochons, avec vous on n’est pas fauché ! C’est pas une truelle qu’il nous faut,
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