Le neuvième cercle
quelques 5 ou 6 mètres, par rapport à la plaine, il s’agira de construire de chaque côté de la voie un quai d’embarquement, soit deux près de Melk et deux à Roggensdorf. Ils auront 230 mètres de long chacun, sur 6 ou 7 mètres de large, construits entièrement en bois. Travail qui nous semble gigantesque et, cependant, nous achèverons plus de 900 mètres de quais en moins d’un mois, alors que nous ne serons jamais plus de trente en équipe, en travaillant seulement le jour. Le travail consiste à enfoncer des pieux sur les flancs du ballast, les plus longs à la base (le ballast a une coupe trapézoïdale, comme tous les ballasts en remblai) les plus courts à proximité de la voie, les sommets étant tous à même hauteur. Là-dessus, nous clouons des planches, des « plateaux » épais de 4 ou 5 centimètres, et uniformément serrés. Je suis employé au sciage, en compagnie de mon camarade Jolivet, « T’tit Louis », de Gallois, et de l’abbé École qui font équipe et qui sont comiques par leur inexpérience et leur inadaptation ! Enfoncement des pieux au « mouton », sciage ou clouage des plateaux sont les occupations journalières qui alternent les unes avec les autres, avec comme variante le déchargement des camions de bois. Travail relativement agréable avec des ouvriers civils dont j’ai gardé le meilleur souvenir, surtout le brave charpentier Karl Dodelinger. Le meilleur souvenir, toutes proportions gardées !… Même un jour où j’avais fait ma moisson d’escargots, ce qui m’avait valu des coups du Kommandoführer, je fus appelé brutalement le soir par un « post » violemment agressif et hurlant, ne sachant ce qui m’attendait. Je me mis au garde-à-vous, prêt à recevoir des coups, mais après avoir regardé à droite et à gauche vers le Kommandoführer, le « post » se radoucit et me montra mon broc qu’il m’avait rempli d’escargots dans la journée !
— Le kapo est un vieux policier alsacien, le brave Victor Jaeger, qui nous rend la vie aussi agréable que possible. À midi il me désigne pour la vaisselle des gamelles, ce qui me vaut de rester près d’une heure à flâner sur le bord d’un joli petit ruisseau où les goujons viennent fouiller dans le sable que je remue au fond de l’eau. Régulièrement aussi, il nous envoie, en rampant, prendre un peu de bon temps dans le champ de haut seigle qui nous cache aux vues indiscrètes, en bordure de la voie. Je me rappelle y avoir fait plusieurs pauses reposantes, et d’y avoir mangé pas mal de salsifis sauvages qui se trouvaient en quantité dans les seigles.
— Karl Dodelinger me donne, de temps en temps, une tranche de pain. Les sentinelles – soldats de la Luftwaffe – sont moins féroces, moins exigeantes. L’une d’elles même, jeune Alsacien enrôlé de force (dit-il), engage la conversation avec moi pendant près d’une heure, un jour, au bord du ruisseau. Je me souviens aussi d’un Tchèque qui me donnait régulièrement un biscuit, ô bien petit ! chaque fois qu’il était de service et gardait mon kommando.
— Fin mai, les quais sont terminés et il ne reste plus qu’à poser les escaliers, assez larges pour permettre l’écoulement rapide de mille cinq cents à deux mille hommes. Puis, nous les entourons de barbelés. Pourquoi ? Je me le suis toujours demandé étant donné qu’ils ne servaient qu’à nous seuls et que toute évasion était impossible. Ensuite, nous les camouflons pour les rendre le plus possible semblables à la forêt et aux seigles.
— De tous les aménagements et installations accessoires de l’usine souterraine, ces quais seront peut-être les plus utiles, en tout cas les plus utilisés. Pendant près de onze mois, sept mille hommes y embarqueront et débarqueront chaque jour, ce qui fait au total, si l’on compte le retour, quatorze mille hommes que le soleil brûle, dont la pluie courbe les dos ou la neige et le vent dur d’Autriche fouettent les corps amaigris et mal vêtus. Plus de quatre millions et demi de passages s’y feront, mais aussi quelquefois les stationnements s’y éterniseront, sans aucune protection possible contre les intempéries. Pour beaucoup, les attentes prolongées parfois sur plusieurs heures, lorsque le trafic sera désorganisé, debout dans le froid sur ces plates-formes surélevées, seront le début d’une pneumonie mortelle. L’attente sur le quai aura achevé les malades du travail, et peut-être
Weitere Kostenlose Bücher