Le neuvième cercle
décharge. Il fit mettre des câbles qui étaient tirés d’en haut, par des détenus. Il fit mettre également un rail sur la pente, mais malgré cela, la remontée du wagon ne se fit pas sans mal et sans nouveaux morts. Quel cauchemar ! Ce soir-là, en rentrant au camp, ce n’est pas quatre ou cinq cadavres que nous devions ramener, mais au moins le double.
— Un jour, peu de temps après la scène du wagon, alors que nous étions au travail, un pan de montagne s’écroulait, écrasant sous des blocs pesant plusieurs tonnes tout un kommando. Branle-bas dans le camp. Nous qui travaillions près du lieu de l’accident, qui avions vu, entendu et ressenti les effets de l’éboulement, nous fûmes les premiers sur place, pour porter secours. Spectacle effrayant. Des bras, des jambes qui émergeaient au milieu des blocs de pierre. Nous n’eûmes pas le temps de nous attendrir. Les kapos, rendus fous furieux, et désignant les blocs de pierre d’où émergeait une partie d’un ou plusieurs corps, nous faisaient comprendre à coups d’arguments habituels – c’est-à-dire la trique – que nous devions dégager ces corps ; chose absolument impossible. Le moindre bloc était d’un tel poids que seuls des moyens mécaniques très puissants auraient peut-être pu le faire. D’autre part, hélas, qu’est-ce que cela aurait changé pour nos pauvres copains, écrasés, réduits en bouillie. Pour eux, nous ne pouvions plus rien. Mais là encore, si cela était nécessaire, nouvelle démonstration de l’incohérence du système servi par ces tueurs. Alors que le nombre des tués par l’éboulement était déjà suffisamment élevé, le fait que nous ne pouvions plus rien pour nos malheureux camarades, aurait dû être compris par les kapos. Mais cela était contraire à leur comportement habituel. Cet événement les avait mis en condition. Ils étaient là, presque tous les kapos du camp, sous l’œil du S.S. du kommando et s’excitant les uns les autres, ils exterminèrent, ce jour-là, un nombre beaucoup plus élevé de détenus que n’en avait fait la catastrophe. Et cela aurait bien surpris les brutes sanguinaires si quelqu’un leur avait dit que leur comportement avait quelque chose d’odieux. Et ils étaient, j’en suis sûr, persuadés, et ils croyaient avoir agi, en tuant ce jour-là des dizaines et des dizaines de déportés, absolument pour rien, qu’ils avaient agi par humanité.
— Enfin, cette journée prenait fin. Épuisés, ô combien – chacun d’entre nous ayant à porter sur ses épaules un de nos camarades morts – nous nous traînions, lamentablement. Il nous arrivait de laisser échapper le corps que nous portions. Alors qu’en temps habituel cela nous aurait valu des coups, les kapos, épuisés sans doute par cette tuerie exceptionnelle, rendus presque aphones, ne hurlaient pas et tapaient peu. Et c’était l’arrivée au camp où nous devions subir, comme les autres, le défilé. Et là, pas question de se traîner ou de laisser échapper notre fardeau. Puis c’était l’appel où, ce jour-là, au kommando de Kastenhof il y avait presque autant de morts que de vivants présents. À peine fini, nous regagnions notre block. Oh ! il n’était pas question de trouver un peu de répit, de tranquillité. Le chef de block et ses aides – qui n’avaient pas participé à la tuerie – étaient en pleine forme. Et la distribution de la maigre ration du soir était toujours accompagnée de cris et de coups.
— Nos forces déclinent chaque jour. Nos pauvres mains, ensanglantées par le dur granit de la carrière, ont du mal à s’ouvrir et à se fermer. Nous sommes en train de devenir la copie conforme de ces êtres faméliques qui nous avaient fortement impressionnés à notre arrivée. Notre cerveau fonctionne au ralenti. Notre préoccupation : tenir et éviter à tout prix le coup que parfois nous souhaitons et qui mettrait fin à notre calvaire. Mais, malgré notre déchéance physique, une petite lueur subsiste : la volonté de survivre, si elle nous abandonne de temps en temps, est toujours en nous. Elle nous permet de surmonter les pires moments, les coups, la faim, la soif et la carrière. Hélas ! mis à part mon camarade Manivel, je ne crois pas que parmi les quelques Français qui ont travaillé, avec nous, à cette carrière, il y ait des survivants. Alors, pour mon compte, comment ai-je réussi, malgré mon état physique, à me sortir de cet
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