Le neuvième cercle
que cela était nécessaire pour influencer sa décision, d’apparaître à ses yeux comme quelqu’un sortant de l’ordinaire.
— Je ne sais pas si c’est cela qui décida de mon soit, je le crois. Et il me fit mettre de côté, me disant d’attendre la fin de la visite. Celle-ci finie, nous reprîmes notre conversation. Il me dit que dans mon état je ne pouvais pas être admis au Revier car je devais, le lendemain matin, passer devant le médecin S.S., qui ne manquerait pas de demander les raisons de mon état, et qu’il serait difficile de lui cacher la vérité. Le docteur Marian décida alors de m’accompagner au block. Et là, usant de son influence auprès du chef de block, il lui demanda de me garder quelques jours au block, de me garder le temps que mes blessures soient moins apparentes. Je lui rendais visite dans la journée pour me faire panser. Et lorsqu’il jugea que je pouvais être présenté à la visite du médecin S.S., il fit un diagnostic qui me permit d’être admis dans un des meilleurs blocks du Revier, le block 29.
— Ce block était dirigé par un politique allemand, Albert, « diminué » par plusieurs années d’internement. L’un de ses chefs de chambre, Francisco, un jeune Espagnol, avait des réactions imprévisibles. Cela peut se comprendre. Francisco avait été retenu pour subir certaines expériences pseudo-médicales qui devaient entraîner la mort. L’Oberkapo du Revier, pédéraste comme presque tous les « proéminents » du camp, eut envie de lui comme partenaire. Il lui mit le marché en main : ou alors accepter, ou alors subir le sort de ses neuf camarades, c’est-à-dire mourir. Essayons d’imaginer le drame de ce jeune. Séparé de sa famille, de sa patrie, ayant traîné depuis des années les camps français et allemands, ayant vécu la période où les camps de la mort étaient encore plus terribles, n’ayant plus après cette grande période de misère et de répression toutes ses facultés mentales, il céda. Mais, cette affaire, déjà monstrueuse en elle-même, n’était pas terminée pour autant. Ce serait faire bon marché du sadisme de ce tueur de croire qu’il s’en serait tenu là. Voulant s’attacher, d’une façon définitive, Francisco, l’Oberkapo lui dit : « Francisco, tu es maintenant « proéminent », tu as donc tout ce qu’il te faut, tu dois aider tes camarades. Tu as bien dans le camp un camarade que tu préfères. Va le chercher ! » Francisco obéit. Il alla chercher son meilleur copain, ne se doutant pas de ce qui allait se passer et dépassant en horreur tout ce que l’on peut imaginer.
— Lorsque son camarade et lui se trouvèrent en présence de l’Oberkapo, celui-ci ordonna à Francisco de tuer son camarade. Il refusa. Alors, faisant appel à ses tueurs, le kapo leur ordonna de les tuer tous les deux. Mais alors qu’ils étaient massacrés, presque morts, l’Oberkapo reposa une nouvelle fois, à Francisco, la question : « Tu achèves ton camarade ou on vous finit tous les deux ! » Affolé, et demi-conscient, Francisco n’ayant plus la force d’exécuter l’ordre, fit néanmoins le geste d’étrangler son camarade. Et à partir de ce moment-là, Francisco, dont la raison avait craqué, devint un de ces tueurs au regard fou, incontrôlable. Je fus donc accueilli par lui qui me traita de « gendarme de Daladier », me disant que j’allais crever. Je lui répondis : « Peut-être, mais je crèverai en honnête homme. » Et je lui dis que lui aussi allait crever, mais en salaud.
— Et la journée se passa dans une certaine angoisse car les menaces de Francisco n’étaient pas des paroles en l’air. À la nuit tombante, Francisco s’approcha et s’assit sur mon lit. Je le provoquais en lui disant : « Qu’est-ce que tu attends pour faire ton sale boulot ! » Il me répondit en me demandant si je savais chanter. Sentant quelque chose d’insolite dans cette demande, et peut-être une ouverture pour une discussion, je lui dis : « Si cela peut te faire plaisir et te rappeler des souvenirs, je veux bien accéder à ton désir avant de mourir. » Et il me dit : « Chante-moi la chanson J’attendrai. » La nuit était venue et, dans la demi-obscurité au fur et à mesure que je chantais, je sentais que l’émotion gagnait Francisco. Cette chanson éveillait en lui des souvenirs.
— La chanson finie, profitant de l’émotion qui avait gagné Francisco, je lui posai
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