Le neuvième cercle
enfer ?
— Nous étions au travail, comme d’habitude, et ce jour-là nous recevions la visite du kommandoführer, un S.S. roumain. Nous appréhendions cette visite car, à cette occasion, nos kapos ne voulant pas recevoir de reproches de la part du S.S., tapaient et hurlaient au maximum. Et pendant les quelques instants de sa visite, c’était au pas de course que nous travaillions. En arrivant ce jour-là au kommando, le S.S., cravache à la main, distribua des coups de-ci, de-là, et il demanda au kapo : « Quel est le plus paresseux ? » Et le kapo, me désignant, dit : « Le goldschmit, le forgeron de l’or, le bijoutier. » Le S.S. gravit une vingtaine de mètres à flanc de montagne et là, se campant sur ses jambes, il ordonna au kapo de me faire monter également ces 20 mètres. Et lorsque j’arrivais auprès de lui, l’aide du kapo lui passait une pierre qu’il jetait sur moi. Sous le choc, je dégringolais la pente, mais il me fallait remonter accompagné des coups de gummi du kapo. Combien de fois suis-je monté, je ne peux le dire. Ce que je me rappelle, c’est que si les premières fois je montais debout, à la fin je montais à quatre pattes, m’agrippant aux roches, faisant des efforts surhumains pour ne pas rester en route, craignant le pire. Enfin, à bout de forces, je m’écroulai aux pieds du S.S. Celui-ci se mit alors à me taper à coups de cravache et à coups de bottes, et je ne tardai pas à m’évanouir.
— Et ce sont mes camarades, entre autres Manivel, qui me racontèrent la suite. Le S.S. cessa de me taper lorsqu’il me crut mort. Le kapo, ne se sentant sans doute pas concerné, ne m’appliqua pas le coup de grâce sur la carotide. Et je revins à moi, pouvant à peine ouvrir les yeux, et dans une demi-conscience, croyant faire un cauchemar, je vis se pencher sur moi le kapo qui s’exclama : « Comment ? Toi, tu n’es pas mort ! » Là encore, une bizarrerie du comportement du kapo, qui aurait dû m’achever. Il ne le fit pas. Je dois dire qu’un camarade espagnol intercéda auprès de lui en employant un argument efficace, lui disant que j’étais un copain d’Al Maniv et que j’étais moi-même boxeur. Je restai là, étendu, jusqu’à la fin de la journée. Ce sont les déportés qui me portèrent pour rentrer au camp.
— Lorsque j’arrivai au block 20, j’y retrouvai deux camarades : Maurice Deber et Eugène Taverdet ; nous avions été arrêtés ensemble, en août 1942. Mes deux camarades eurent du mal à me reconnaître, n’ayant plus figure humaine. Pour moi, une question se posait : le kapo m’avait épargné, mais le chef de block, lui, qu’allait-il faire ? Il est bien évident que j’étais incapable de retourner à la carrière le lendemain. Et, dans ce cas, le chef de block devait m’achever. J’avais une ressource, c’était de me présenter à la visite, mais mes deux camarades essayèrent de m’en dissuader car ils avaient eu la confirmation du principe : pas de bouches inutiles, ce qui signifiait, dans mon cas, la mort par piqûre au Revier. J’avais donc le choix : ou la mort sous les coups du chef de block, ou la piqûre. Je décidai de me présenter à la visite du soir, accompagné par mes deux camarades. J’étais un des tout premiers Français à me présenter à celle-ci, sachant très bien ce que je risquais. Mon choix se bornait à choisir la mort la plus douce. Eh bien ! la chance, une fois de plus, devait être de mon côté.
— La visite commençait. Nous étions introduits par paquets d’une dizaine. On nous faisait prendre notre température sous le bras. De cette façon, pas besoin de désinfecter le thermomètre. C’est cette température qui déterminait l’admission dans les différents blocks du Revier. La température prise, passage devant le médecin qui décidait de votre sort. Le docteur polonais, Marian, parlait français. Et comme j’étais un des premiers Français à me présenter à la visite, celui-ci au lieu de « m’ausculter à la course » me posa quelques questions sur la situation en France, sur l’issue de la guerre que je lui fis entrevoir assez proche, les Alliés naturellement étant vainqueurs. Il me questionna également sur le général de Gaulle, me demandant quelle était ma situation, pourquoi j’avais été arrêté et il me demanda si j’étais officier dans la résistance. Je lui répondis que oui, que j’avais le grade de capitaine car je sentais
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