Le neuvième cercle
des cafés destinés à plusieurs milliers d’hommes, et avions la lourde responsabilité, vis-à-vis de nos camarades, d’être toujours prêts à l’heure et aussi que la misérable nourriture qui leur était destinée soit cuite et chaude à point. Nous n’avons jamais failli à notre tâche, même une seule fois, malgré le mauvais charbon mélangé pour moitié de terre et de pierres et la tourbe qu’il était extrêmement difficile d’enflammer.
— En réalité, je suis sorti du camp en dehors de mon séjour au Sandkommando une seule fois. C’était la veille de Noël 1944. Notre camarade, « consul », Jacquet, parfait homme du monde, fourvoyé dans notre Cour des Miracles où il était moins à l’aise qu’en habit dans un salon, était malade. Il était couvert de furoncles, souffrait beaucoup et était extrêmement douillet de surcroît. Je faisais un peu auprès de lui l’infirmier, lui remontant le moral, l’aidant à manger, le soutenant lorsqu’il avait besoin d’aller aux w.-c. Le 24 décembre, au réveil et à l’appel des kommandos, il déclare être dans l’impossibilité absolue d’aller travailler au bord du Danube, à la construction de la station de pompage. Pas question d’essayer de le faire entrer au Revier, où d’ailleurs il n’aurait pas été admis, n’étant pas assez malade ; il fallait avoir au moins quarante de fièvre pour avoir une petite chance d’y entrer. Et le Revier était l’antichambre du crématoire ! Je venais de rentrer des cuisines où, de nuit, j’avais préparé le café. Celui-ci distribué, les foyers vidés de leurs cendres, regarnis, prêts à être allumés pour la soupe, j’avais enfin quelques heures de repos. Nous avons décidé, avec Marc Zamansky qui faisait fonction de kapo au kommando du Danube, de le cacher dans une baraque et que je prendrais sa place pour aller travailler ; Quentin, à son tour, me remplaçant aux cuisines pendant mon absence.
— Au passage devant le poste de police, ou à l’annonce du kommando se présentant pour sortir, un comptage rigoureux était effectué, tout se passa bien. Au retour, pareil. Nous avions peur qu’un des S.S. préposé au comptage et habitué à voir plusieurs fois par jour les mêmes silhouettes, plus attentif ou plus perspicace et astucieux, s’aperçoive de la substitution. Cela aurait été très mal alors. Heureusement, il n’en fut rien. Tranquillement, on se dirige vers le chantier, entre le fleuve, la route, la voie ferrée et la falaise. Arrivé sur les lieux, tout le monde s’installe pour passer au mieux la journée. Il faisait froid et de gros flocons de neige épars tombaient lentement. J’ai vu passer sur la route des femmes venant de faire des achats. L’une d’elle portait un petit cheval en bois destiné à un enfant. J’ai eu le cœur bien gros en pensant au Noël des miens, là-bas, bien loin et dont j’étais sans nouvelles. Cette sortie, que j’avais considérée comme une distraction, fut en réalité une source de tristesse et d’ennui pour moi.
— Jamais je n’ai autant ressenti la poésie et la tendresse d’un Noël que ce jour-là, sur les bords du Danube.
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Un jour comme les autres.
— C’est cxvii un matin d’hiver en janvier 1945. Il fait encore nuit. Nous sommes rassemblés dans la cour de l’ancienne caserne des Pionniers et nous attendons le départ du travail. À 5 heures moins le quart, un des Espagnols chargé de la police de nuit à l’intérieur des barbelés, sonnait la cloche primitive faite d’un tuyau de fonte pendu à une chaîne. À ce signal, il n’a pas fallu traîner pour s’habiller, boire le « café » et manger le huitième de boule de pain. Ce matin encore, nous n’avions pas d’eau aux lavabos du block et c’est le troisième jour que je ne me suis pas lavé.
— Soudain Houli, l’Oberkapo chargé de la discipline des deux mille cent détenus qui vont sortir, arrive, accompagné du Feldwebel. Il compte chaque rangée par cinq et si, par malheur, l’un d’entre nous s’affaisse et tombe d’inanition, à grands coups de poing et de pied il saura ce qu’il en coûte de déranger ces messieurs en plein travail. Houli est un détenu tzigane, de taille moyenne et particulièrement bien musclé si l’on juge par la facilité avec laquelle il casse un manche de pelle sur la tête d’un retardataire ou d’un malade. Sa mâle figure aux yeux noirs n’a rien des traits caractéristiques du
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