Le neuvième cercle
était mis à bouillir des heures dans deux autoclaves, et ils se régalaient de cette cuisine ! Combanaire était furieux et disait : « Il n’y a pas de raison que nous mangions des pis de vaches et que ces « ordures » s’envoient du porc. On va arranger ça ! » Il fait hacher soigneusement les pis en espèce de bouillie qu’il mélange avec la farine, des oignons en quantité, et qu’il assaisonne avec un ersatz de poivre dont nous nous servions quotidiennement. Il roule le tout en boulettes, récupère un peu de graisse de porc et fait frire ces boulettes qu’il appelle « fricandelles ». Les Allemands ont trouvé cela délicieux, déclarant n’avoir jamais mangé quelque chose d’aussi bon. « Ah ! la cuisine française ! » Inutile de dire que les porcs n’ont pas été perdus et ont également été appréciés par d’autres !
— Ce que l’on mangeait n’était pas toujours très appétissant, mais la faim était tellement lancinante ! Et puis l’on ne savait pas ce qu’il y avait dans les marmites. Ainsi, un jour, arrive un camion de carottes destinées aux détenus. Ce légume faisait un potage plus apprécié que celui présenté normalement. Des carottes crues étaient passées en cachette aux camarades souffrant de scorbut, ainsi que des oignons quand il y en avait et qu’il avait été possible d’en « piquer ». Der Dick, installé sur un tabouret, découpait ces carottes au moyen d’un immense hachoir se composant d’une cuve large d’environ 1,50 mètre, dans laquelle tournaient, à très grande vitesse, des couteaux horizontaux. Les carottes étaient jetées à la pelle dans la cuve : inconscient, le Gros les poussait à mains nues vers l’orifice d’évacuation. Une maladresse et il se fait couper trois doigts de la main droite. Il va se faire panser et revient avec un gigantesque pansement en papier. En son absence, le hachage des carottes est terminé et elles passent dans la soupe. Le lendemain matin, impossible de tirer le café au robinet qui ne coulait plus. Démonté pour être réparé, l’on trouve dedans un des doigts du Gros, cuit à point. L’on n’a pas retrouvé les autres. Qu’importe ce détail puisque la soupe était bonne.
— Vers avril 1945, avant l’évacuation du camp, l’aviation alliée ne trouvant plus d’opposition, pilonnait sans cesse villes, voies de communications, lâchant des bombes un peu partout, en raid de terreur pour finir de démoraliser les populations. Un village, une ferme isolée devenaient des objectifs. Un kommando spécial avait été constitué pour aller déblayer les ruines, rétablir si possible un embryon de circulation.
— La gare d’Amstetten, gare de triage à une vingtaine de kilomètres de Melk, en direction de Linz, fut écrasée sous un terrible bombardement. Du camp l’on voyait les avions passant et repassant, piquant, et les chapelets de bombes s’abattant. On aurait dit des colonnes reliant les avions au sol. Tout vibrait et tremblait autour de nous. Les camarades travaillant dans une scierie à Amstetten, et ceux envoyés pour le déblaiement, nous racontèrent le spectacle affreux qu’ils avaient découvert. Des wagons éventrés, empilés les uns sur les autres sur plusieurs hauteurs, des trous énormes, les bâtiments rasés, mais le plus horrible : dans la cour de la gare un énorme abri enterré dans lequel s’étaient empilés de nombreux voyageurs surpris par l’alerte. Le secteur avait été arrosé de bombes incendiaires au phosphore, dont plusieurs explosèrent sur l’abri. La chaleur développée par le phosphore atteignant plus de mille degrés, ils avaient été étouffés et cuits dans cette gigantesque marmite. Malgré la haine qui nous animait tous envers nos bourreaux, les camarades, même les plus endurcis, sont revenus très émus et pleins de pitié. Mais ils n’avaient pas, pour autant, omis de remplir leurs camions de sacs de haricots destinés au front de l’Est, trouvés dans les wagons éventrés. Ces haricots firent une soupe encore meilleure que la soupe aux carottes et aux doigts du Gros, mais comme ils voyageaient certainement depuis longtemps, et qu’ils avaient souffert de l’humidité, ils étaient germés et la soupe déclencha chez ceux qui en mangèrent (c’est-à-dire tous) une crise d’entérite et de diarrhée. Sans gravité heureusement.
— Une autre fois, le kommando revient de déblayer une importante exploitation agricole,
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