Le neuvième cercle
complètement détruite. En arrivant, ils déchargent aux cuisines des quartiers sanguinolents de viande dans lesquels on reconnaissait facilement des morceaux de vaches, de moutons, de chèvres ou de chiens, mais aussi des morceaux qui ont été baptisés porc, mais j’ai bien l’impression, sinon la certitude, que c’étaient sans doute quelques morceaux de porc mais aussi de fermier, de fermière et de personnel de la ferme. Heureux de cette manne, les camarades avaient tout ramassé avec soin, ne laissant rien. Ce fut, en définitive, un excellent bouillon gras, très apprécié, mais que personnellement je n’ai pas eu le courage de goûter. Je n’ai fait part de mes soupçons à quelques camarades que longtemps après, ne voulant pas, par cette révélation, gâter ni leur digestion, ni le plaisir évident qu’ils avaient eu à déguster ce bouillon et les morceaux de viande qu’il contenait.
— En principe, nous ne sortions jamais, vivant entre les lieux de notre travail et notre block attenant. Nos appels n’avaient lieu qu’une seule fois par jour, le soir, dans les cuisines et ils étaient passés par Willy. Ils duraient au maximum dix minutes, car il fallait nous remettre au travail. La soupe devait être prête à l’heure. Malgré ces avantages, notre emploi était exténuant et nous ne pouvions pas nous permettre la moindre flânerie car nos camarades n’auraient pas eu, cuite et chaude à point, l’ersatz de soupe que nous fabriquions et qu’ils attendaient évidemment. Nous étions pris environ quinze à seize heures par jour. La nuit, le café ; le jour : deux soupes, celle de midi et celle du soir. À peine une préparation terminée, il fallait aussitôt se mettre à la suivante. Un seul d’entre nous, à tour de rôle, s’occupait du café, distribué vers 4 heures du matin. Il en avait pour toute la nuit et, immédiatement après, il se mettait à préparer les feux pour la soupe de midi. C’est-à-dire que, pendant vingt-quatre heures, il n’était pas question pour lui du moindre repos. Entre chaque fournée, il fallait éteindre et vider les feux pour permettre le nettoyage des autoclaves ; ce qui ne pouvait se faire que s’ils étaient froids.
— Il fallait donc rallumer les feux trois fois par vingt-quatre heures et nous n’avions ni bois ni papier. On resquillait tout ce que l’on trouvait. Pour le papier, on éventrait des sacs de ciment dont on répandait le contenu par terre. Pour le bois, c’étaient des manches d’outils, des bois de coffrage ; à défaut, des brouettes étaient démolies et coupées en menu bois, mais pour faire nos bûchettes, nous ne disposions pas de hache ! On allumait d’abord un seul feu, puis celui-ci bien parti, on prélevait quelques charbons enflammés qui permettaient de démarrer le foyer suivant ; et ainsi de suite pour une trentaine de marmites. Il fallait sans cesse courir de la soute à charbon aux feux pour alimenter ceux-ci en combustible et nous ne disposions que d’un seau pour cela. Le charbon était d’une qualité infecte (quand ce n’était pas de la mauvaise tourbe). Les foyers se remplissaient de blocs de scories énormes qu’il fallait sans arrêt casser et extraire, et par-dessus le marché, une suie grasse et collante colmatait les cheminées qui ne tiraient pas. Enfin, c’était un travail pénible qu’il fallait toujours faire en courant. Quant aux avantages alimentaires, je certifie sur l’honneur que nous ne bénéficiions pas de quantités, ni de qualités supérieures à celles qu’avaient nos camarades du dehors. À la Libération, je ne pesais plus que 39 kilos, pour 1,72 mètre. J’avais perdu pendant le séjour là-bas dans les 40 kilos. Les camarades étaient dans mon cas.
— Un jour (trente ans après, mes amis en rient encore), arrive un civil allemand qui fait décharger, avec des précautions infinies, un gros autoclave d’un modèle jamais vu, destiné, paraît-il, aux troupes du front. Matériel étudié et très perfectionné, permettant de chauffer très vite, avec le minimum de combustible. Le civil était l’inventeur et il venait mettre au point l’appareil dans nos cuisines. Un enquiquineur de première grandeur, râlant sans cesse, jamais content. Je ne vois d’ailleurs pas du tout comment, sur le front, dans des conditions précaires, les utilisateurs futurs auraient pu réussir à installer, avec tant de soins, de fils à plomb, etc. cet instrument dont le
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