Le neuvième cercle
plaisante en allemand avec quelques « beaux jeunes gens » qu’il protège. La différence entre eux et nous s’établit immédiatement à l’aspect physique : le poids, le teint, le pardessus confortable, le chaud bonnet fourré avec cache-oreilles, les bonnes chaussures. Ce sont des signes extérieurs qui les distinguent des prolétaires. Ils auront des places de choix, surveillant d’une dizaine de détenus ou « planqué » aux compresseurs qui fournissent l’air comprimé à toute la mine, ou encore comptable au magasin d’outillage.
— Sur le côté de la route, passe un « Posten » avec un chien policier dressé pour la recherche des évadés.
— Nous attendons une heure notre train qui vient de la direction de Linz. L’attente se prolonge alors que toutes les dix minutes, des trains de marchandises, de matériel et de troupe, de rares civils et de militaires passent rapidement en direction de Vienne qui se trouve à 70 kilomètres.
— Enfin, notre vieille locomotive apparaît suivie des vingt wagons de marchandises que nous connaissons bien depuis le temps que nous l’utilisons. Nous montons deux par deux, nous devons nous tenir par le bras pour faciliter le comptage. Nous sommes entassés de chaque côté de la porte centrale à laquelle nous devons tourner le dos, et surtout ne pas chercher à tourner la tête, la schlague du kapo veille.
— Nous sommes tellement serrés les uns contre les autres, sans autre bagage que notre fidèle gamelle en forme de cuvette accrochée à la ceinture, qu’à plusieurs reprises j’ai pu lever mes deux pieds en même temps sans m’affaisser pour cela. Cette performance est irréalisable dans le métro à Paris où pourtant les compressions sont à un tel point sérieuses que les vitres en sont parfois cassées. Les paroles de mauvaise humeur se font entendre en même temps que des poussées et un peu de bousculades dans le fond du wagon. L’explication est dans cette exclamation de Carette : « Quelle odeur ! » La soupe aux choux déshydratés et aux betteraves sucrières travaille étrangement les intestins… et il n’est pas toujours facile de se retenir… Carette évoque à ce moment-là notre voyage de trois jours, de Compiègne à Mauthausen : « Nous étions plus de cent dans un wagon aux lucarnes bouchées. Nus, comme des bestiaux. Cent assoiffés qui se battirent quand les S.S. leur donnèrent de l’eau, par deux fois. » Et il conclut : « À quoi peuvent-ils nous réduire. Ah ! les salauds ! » Nous arrivons, nous nous hâtons de quitter ce wagon qui sent le fumier.
— Comptés à nouveau sur le quai, nous regardons le soleil rouge qui apparaît au-dessus de l’horizon vers le petit bois de pins, là-bas, sur la colline qui couvre l’usine souterraine creusée dans son flanc. C’est là que nous allons travailler.
— Nos camarades de l’équipe de nuit sont alignés sur la gauche de la route cimentée. En tête, trois cadavres sur des brancards. Au passage, les camarades que nous relevons nous demandent : « Est-ce du café ou de la soupe ce matin ? » Ainsi, chaque équipe au retour quête les informations alimentaires de l’équipe qui arrive : « Quart ou huitième de boule de pain ? margarine, fromage ? salami ? marmelade ? »
— La hantise de manger aura été terrible, elle obsédait totalement certains cerveaux.
— Bientôt nous arrivons sur le terre-plein de sable tiré de la colline. Nous nous divisons en équipes pour les différentes galeries : A, B, C, D, E, F. Les contremaîtres des firmes allemandes chargées des travaux sont là. Chaque kapo prend son compte d’hommes en accord avec le Meister civil.
— La A est la plus ancienne galerie déjà bétonnée sur 100 mètres de long. Là, il ne fait pas chaud, mais au fond, où nous allons avec Carette, il fait bon.
— La B a des kapos français : avec eux on peut s’arranger. C’est la plus longue galerie. Elle atteint presque l’autre côté de la colline.
— La C est la galerie la plus chaude.
— La D a un kapo grec et beaucoup de ses compatriotes préfèrent aller avec lui.
— La E est surveillée par un assez chic kapo italien, mais elle est humide ; avec la F c’est la plus mauvaise galerie.
— A la F, l’eau suinte partout et les pompes n’arrivent pas à assécher les grandes flaques d’eau. Beaucoup de nos camarades ont attrapé là les derniers coups nécessaires pour abattre leur
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