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Le neuvième cercle

Le neuvième cercle

Titel: Le neuvième cercle Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Christian Bernadac
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instant qu’elle ne nous fait plus peur. Ce doit être un abîme qui ne doit pas être bien plus sombre que ces galeries où s’enfonce notre calvaire. Quelquefois, courbé sur ma pelle, je me laisse envahir par la douceur de penser, j’oublie ma fatigue physique et j’évoque l’éblouissante image de tout ce que j’ai laissé ; je vois ceux qui m’attendent. Je n’ai même pas la force de pleurer. Je refoule cependant le merveilleux coloriage de ce film qui me raconte le passé. Penser à eux, c’est un peu les entraîner dans cet enfer. Cela, il ne le faut pas.
    — Dans l’ombre du tunnel, dans celle de mon cœur, il y a une lueur, une étoile qui va grandissante. Comme un homme qui se noie, je me cramponne à elle. Je veux vivre, quand même. Les muscles bandés, les dents serrées, je plante ma pelle dans le sable. Ils ne m’auront pas encore, les vaches ! J’entends le kapo qui répète de sa voix grasseyante « Schnell, Franzose ». Tiré de ma rêverie, je suis pris à nouveau par l’étourdissant tintamarre qui remplit la galerie, comme si, un instant, il s’était tu.
    — Soudain, instinctivement, nous courbons l’échine ; un bruit monstrueux vient du fond de la galerie, c’est l’implacable éboulement. La montagne entière semble s’écrouler. Comme un jeu d’allumettes, les échafaudages éclatent sous la masse gigantesque des rochers. Des civils, casqués de cuir, passent en courant. Nous saurons au rassemblement le nombre des manquants. Pour ceux-là, le calvaire est fini.
    — Le travail au tunnel est sans cesse plus infernal, la discipline plus forcenée. C’est la course effarante d’une Allemagne qui sent venir la tempête et qui s’enterre. Nous nous enfonçons toujours plus profondément dans le cœur de la montagne. Les tapis roulants, destinés à déblayer le sable, occupent presque toute la largeur des galeries, la marche est très pénible. Parfois, à trois, les forçats portent des poutres énormes qui nécessiteraient l’emploi d’un nombre double d’hommes. Nous voyons leurs silhouettes squelettiques écrasées sous le fardeau. Le kapo, diabolique berger, frictionne les côtes du bout de son bâton. Les malheureux portent leur charge pendant plus d’un kilomètre sans l’espoir d’un repos ; la peau s’en va sur les épaules amaigries. Si un homme trébuche, c’est l’écroulement. Il faut pourtant se relever ; le kapo tuerait ses victimes avec ce qui lui tombe sous la main, avec des pics, avec des pelles.
    — Dans l’extraordinaire labyrinthe, les galeries se coupent à angle droit et tourner est un problème qui semble insoluble ; pourtant « impossible » est un mot qui n’est pas allemand dans le temps de la douleur et du martyre. Les hommes luttent, hurlent sous les coups, s’abattent, crèvent, mais l’obstacle est franchi. Nos camarades, qui travaillent au béton, connaissent une autre sorte de torture ; échelonnés comme des pygmées dans la forêt des échafaudages. De palier et palier, ils se font passer le béton à larges pelletées, qu’ils prennent à leurs pieds pour le jeter au-dessus d’eux. Avec leur chair pâle, leur effarante maigreur, ils ont, sous la sueur qui les recouvre, des allures de Christ d’ivoire. Ici comme ailleurs, le travail ne souffre aucun arrêt. Si un homme faiblit dans la chaîne, qu’il ne puisse plus aller plus loin, qu’il n’en puisse plus, qu’il meure, il est jeté en bas comme une flasque poupée de son. Un autre le remplace.
    — Dans la profondeur des « Stalle », l’atmosphère est irrespirable. Il n’y a, à plusieurs kilomètres sous terre, aucune aération ; l’odeur qui règne en permanence est un mélange de caoutchouc, de carbure, de moisissure, de sueur humaine, de mort. Des civils travaillent avec nous et surtout nous font travailler, ajoutant leur brutalité à celle des kapos. Ils sont, pour la plupart, autrichiens. Il y en a quelques-uns, parmi eux, qui sont bons, humains, d’autres sont passables, d’autres encore très mauvais. À part quelques rares exceptions, ils souffrent tous de ce mal qui atteint tout un peuple : cette peur maladive qui va de l’imbécillité à la colique. J’ai beaucoup de peine pour travailler ; mes jambes me font horriblement souffrir. J’ai des ulcères qui me rongent la chair comme des bêtes dévorantes. Je me suis fait des pansements avec du papier et de la ficelle.
    — Aujourd’hui, je suis penché sur ma pelle,

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