Le neuvième cercle
remarquer que l’hiver je serais à l’abri et que le travail y serait moins fatigant. J’acceptais donc à la condition que trois camarades français, avec qui je travaillais à Gusen II, puissent venir ; ce qui fut fait (Bonsergent, Bénat, de Bonneval).
— La lxvi vie au tunnel est sans cesse plus terrible ; à mesure que les galeries se creusent plus profondément dans la montagne, le travail est plus pénible, plus malsain. Le sol est encombré de matériaux de toutes sortes, poutres de bois ou de fer, échafaudages sous lesquels il faut passer en rampant. Pendant un long temps, je suis aux wagonnets et à la pelle. Je suis derrière les « Bora », les marteaux piqueurs ; ce sont des Allemands ou des Polonais que l’appât d’une ridicule prime de travail déchaîne.
— Le sable, ce sable intarissable, coule de la montagne comme un torrent, il envahit tout ; un moment d’arrêt dans le pelletage, c’est l’amoncellement. Il y a parfois trois, quatre marteaux pneumatiques qui fouillent avec rage dans la chair étincelante de la montagne. Je suis souvent le seul Français de la galerie.
— Le vacarme est assourdissant ; c’est à peine si j’entends mes voisins qui sont avec moi à la pelle et qui me harcèlent lâchement : « Schnell, Franzose. »
— Le kapo, vautré dans un coin, mange ou fume. Il me surveille sournoisement du coin de l’œil. Il me fait parfois voir la trique qu’il tient en permanence près de lui. Soudain, il bondit ; d’un coup de pied il m’envoie rouler à terre et, se saisissant de ma pelle, il me fait une courte démonstration. Ruisselant de sueur, le souffle coupé, il va reprendre sa place. Des civils viennent parfois, ils jettent un rapide coup d’œil et s’en vont. Ils n’ont pas grand-chose à dire. Tout va bien !… Les wagonnets pleins, il faut aller les vider.
Je fais partie de l’équipe qui, à deux ou à trois, doit aller les pousser jusqu’à l’extérieur. Cette corvée est une de celles que je redoute le plus.
— Les loris, qui doivent être pleins à déborder, sont lourds, peu maniables ; les roues ne sont jamais graissées. La voie est mal assemblée ; tordue par endroits. D’inévitables déraillements se produisent. Les autres wagonnets, qui arrivent d’autres galeries, s’immobilisent. C’est l’idiot de Français qui est cause de tous les malheurs. Désemparé sous les coups de bâton, je ne sais plus ce qu’il faut faire : parer les coups ou essayer de remettre le wagonnet en place. Je reçois des ordres de tous les côtés, dans un allemand auquel je ne comprends à peu près rien. Les kapos se sont groupés en meute hurlante. Ils s’étranglent de colère : vont-ils me tuer là ?… Il y a de quoi devenir fou. Ça doit être ça l’enfer. Le wagonnet en place, nous reprenons notre course forcenée, pas pour longtemps. Ici, la voie amorce un virage à la sortie. Automatiquement, le lori se bloque dans l’aiguillage. Dans un virage qu’éclaire seulement la lointaine pâleur du jour, un kapo demeure en permanence. Il m’attend à chaque voyage ; d’aussi loin qu’il m’aperçoive, il bondit de l’ombre où il a tissé sa toile de cruauté. Il est armé de longues planches dont il a, près de lui, toute une provision. Il a une face grimaçante de dément, il ricane en frappant. Je m’abrite comme je peux derrière le wagonnet, ce qui décuple sa fureur. Le passage difficile franchi, nous reprenons notre course ; j’ai les bras ankylosés par les coups de planche.
— Arrivés dehors dans l’aveuglante lumière du jour, nous essayons de prendre un peu de répit, de nous gonfler les poumons de cet air pur que nous absorbons comme une bonne liqueur, mais d’autres kapos sont là. À peine avons-nous abandonné les loris pleins qu’il faut reprendre les vides pour aller de nouveau les remplir. C’est encore la course. C’est le tonnerre de l’entrechoquement de la ferraille, le hurlement des tyrans ; les pieds, les mains éclatent, le sang coule par des plaies béantes qui, continuellement remplies de sable, ne guériront plus.
— Comme elles sont longues ces huit heures dans le ventre de la montagne où chaque minute peut être la dernière ! Nous sommes tellement las, tellement accablés, que parfois la mort nous apparaît comme la libération.
— Puisque nous sommes tous condamnés à crever un jour, pourquoi pas tout de suite ? La mort, nous la frôlons tellement à chaque
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