Le neuvième cercle
tonneaux remplis d’eau, jusqu’à asphyxie complète. Quand l’un d’eux avait trop de force, on l’assommait d’abord, et on le noyait ensuite. À l’autre bout du lavabo, le tas de morts grossissait et, régulièrement, la charrette du crématoire emmenait sa sinistre cargaison. Il faut se représenter la souffrance morale endurée par ces hommes qui, en plus de la torture du froid, attendaient leur tour. Ils savaient qu’ils allaient mourir car, dès les premières exécutions, l’affreuse vérité s’était propagée de l’un à l’autre. Leur supplice moral durait plusieurs heures ; quelques camarades qui en furent les témoins me relatèrent leurs derniers moments, l’épouvante qui se lisait dans tous les yeux, les larmes de certains. Ils recueillirent de quelques Français les dernières pensées aux êtres chers qu’ils ne reverraient plus, et dans toutes les langues ces hommes interpellaient leurs compatriotes, leur disant : Adieu. On ne pouvait rien faire pour eux, c’eût été le massacre général du camp et de leur côté, ils étaient si faibles…
— Dans lxx le courant du mois de décembre 1944, le block 13 du camp de Gusen II fut partiellement vidé, et les occupants appelés à réintégrer respectivement d’autres blocks. Là, il me fut permis de constater la chose suivante : les malades du block 4 furent placés dans une cour à part, et parqués comme des moutons. Lorsque, dans la nuit, je me réveillai, je rencontrai mon ami François Auge, propriétaire du « Café des Sports » à Montauban, et quelques amis français et belges. Auge me déclara, en substance : « Mon pauvre Nicolas, fais-moi fumer une cigarette car je ne suis plus un homme. Je viens de passer au block 13 quelques nuits effroyables et, pensant bien y rester, j’ai pissé au lit car, si je m’étais levé pour aller aux cabinets, j’aurais été assommé. Tous ceux qui avaient besoin de se rendre aux w.-c. ne revenaient plus et étaient assommés ou étranglés par deux Russes du Lagercontrol (contrôleurs du camp chargés de la police et de la répression des vols mais choisis parmi les plus audacieux voleurs) et par le chef du block. » Le regard d’Auge n’était plus celui d’un homme normal. Témoin de tels actes, Auge avait le moral tellement atteint qu’il se croyait en butte à des persécutions. Partout où il se trouvait en présence d’un Allemand, il tremblait de peur. À cette époque, le Rapportführer, un S.S. Oberscharführer dénommé Pendel, avait déclaré : « Il faut faire de la place dans le camp. Nous devons nous débarrasser, à tout prix, des parasites. Il y a, à Mauthausen, quatre mille Polonais qui ont des têtes comme ça – et il fit voir d’un geste qu’ils se portaient bien – et qui ne demandent qu’à travailler. Vous savez, messieurs, ce qu’il vous reste à faire. »
— Les messieurs en question étaient les chefs de blocks et leurs acolytes kapos, sous-kapos et quelques Russes. Je sais que cette besogne était faite, en partie, par deux Russes pour une demi-boule de pain et une soupe par jour.
— La demande du Rapportführer ne tarda pas à être satisfaite. En effet, en plus de tous les gens assassinés à l’infirmerie, dans tous les blocks, des prisonniers furent assommés, étranglés ou noyés. À cette époque, personne ne voulait plus faire partie de la réserve car on était à peu près sûr, à moins d’être un protégé du chef de block, de ne pas vivre longtemps. Je puis affirmer que, dans mon block, le nombre des détenus ainsi tués s’élevait, journellement, à dix ou quinze. Un jour, il y en eut dix-sept. On comptait quotidiennement trois cent cinquante ou quatre cents morts par jour, ce qui représente un joli chiffre pour un camp dont l’effectif était, à l’époque, de douze mille environ.
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— Les lxxi Juifs hongrois et polonais, portent au travers de leur poitrine une large bande à la peinture jaune. Ils étaient plusieurs milliers ; ils ne tiendront pas longtemps.
— Il y a de tout parmi eux, des enfants, des vieillards. Recroquevillés sur eux-mêmes, ils sont doux, résignés. Ils semblent incapables de la moindre réaction ; vaincus d’avance. Les adultes sont petits, voûtés, mal faits. Ils portent en eux tant d’abnégation qu’ils en sont exaspérants. Affectés à des blocks spéciaux, quelques-uns cependant sont venus dans le nôtre. Ils étaient une douzaine, ils ont tenu un
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