Le neuvième cercle
retardataire. J’eus le malheur de vouloir m’expliquer, et je reçus une véritable correction, « l’heure n’était pas aux explications mais à la soupe ». Je fus finalement servi et en me donnant un lit avec des Russes, on m’avertit que je n’étais pas à Gusen I et qu’ici tout marchait à la trique. Je n’avais pas beaucoup d’illusions, mais cette fois j’étais fixé. L’après-midi, je fis un tour dans le camp. Depuis mon départ en juin 1944, il s’était considérablement étendu et, malgré les massacres, le typhus et autres maladies, l’effectif était passé de 10 000 à 17 000 hommes en moyenne, je dis en moyenne car il arrivait constamment de nouveaux convois de 800 et 1 000 hommes provenant de camps évacués par l’avance des armées alliées, et cependant le chiffre de 17 000 ne fut jamais dépassé, car les morts compensaient largement les entrées. Ici le spectacle de la mort était monnaie courante. Si à Gusen I on avait le soin de ne pas laisser les cadavres en plein air (« ils étaient chaque soir entassés dans les lavabos respectifs des blocks »), à Gusen II on simplifiait le tout en jetant pêle-mêle les morts de la journée devant le block exactement à côté des bacs en ciment destinés aux ordures.
— Chaque soir, après l’appel, le chef de block désignait une vingtaine d’hommes pour emporter les malheureux dans une sorte de remise destinée à cet effet. Le spectacle était lamentable, on prenait les morts par les pieds en les tirant, la tête et le dos cahotant sur les pierres. Arrivés à la remise, ils étaient balancés dans le réduit où ils devaient passer la nuit ; certains soirs, on ne pouvait fermer la porte tant il y avait de cadavres ; c’est à coups de pieds que les membres qui dépassaient étaient repoussés à l’intérieur. Puis le matin les corps étaient sortis, bien alignés, leur numéro respectif inscrit sur la poitrine. Ils étaient inventoriés par le secrétaire du crématoire, puis entassés une dernière fois dans une charrette et conduits à l’incinération. La moyenne journalière des morts à Gusen II, en période normale, était de deux cents à deux cent cinquante, et il fallait regarder de près ces cadavres. On trouvait sur leur corps des plaies encore saignantes, souvent un filet de sang sortait de la bouche, il était facile de déduire qu’il avait dû se trouver là une ou plusieurs dents en or, le procédé était tellement connu…
— Le soir, au retour de l’équipe de jour, je retrouvais quelques camarades, mais ils étaient méconnaissables. Je dois avouer que, pour eux, l’impression était la même à mon égard. Je demandais des nouvelles d’autres amis que j’avais quittés en juin. Je devais apprendre qu’ils avaient encore plus de morts ici qu’à Gusen I. L’hiver avait fait ses ravages. Ils me contèrent ce que fut l’épidémie de typhus et l’extermination qui s’ensuivit.
— Chaque soir dans les blocks, le tri était effectué. On divisait les hommes en deux catégories puis on les envoyait, une fois séparés, à droite et à gauche du block et, aux yeux de tous, la tuerie commençait. Le chef de block, aidé de quelques « Stubedienst » lxix s’avançait vers le groupe choisi composé des hommes les plus faibles, et, à coups de tabouret, on assommait, tel du bétail, les pauvres bougres. C’était affreux d’entendre leurs cris, leurs supplications et ne pouvoir rien faire pour eux. Après les avoir assommés, on finissait le travail par la strangulation, puis les cadavres étaient déshabillés, leur matricule était inscrit à la fuchsine sur le thorax, et ils rejoignaient ainsi le tas des autres morts de la journée. À cette époque, il y eut jusqu’à six cents cadavres par jour au crématoire.
— On avait, à cette époque, réuni dans un block tous les hommes incapables de travailler, étant donné leur faiblesse générale. La discussion avait dû se faire sur la manière de faire disparaître ces bouches inutiles ; la piqûre à la thérébentine, employée couramment au Revier, aurait été un moyen trop long. On trouva mieux : un soir, tous ces hommes furent dévêtus et, sous prétexte de désinfection, on les lit sortir, gardés évidemment, en une interminable file qui aboutissait aux lavabos. Ils y entraient par quatre ou cinq et, à l’intérieur, étaient accueillis par des tueurs qui les culbutaient, la tête la première, dans des
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