Le neuvième cercle
immense courage. Qui, en effet, d’autre que Smolianoff aurait pu tenir le contrat en forme de pari proposé par Kruger ? Sans la réussite « professionnelle » de Smolianoff, le kommando aurait été passé par les armes dans le dernier trimestre 1944. D’ailleurs, malgré quelques jalousies et oppositions de circonstances, Smolianoff s’est imposé comme le porte-parole du groupe et, ma foi ! dans ce domaine également, il réussit assez bien.
— Je voudrais parler au capitaine Kruger.
La sentinelle saute sur le quai. Kruger visite le dernier wagon bourré de caisses en forme de cercueil.
— Allez chercher le tzigane.
Trois soldats en armes encadrent Smolianoff.
— Puis-je parler librement ?
Kruger hausse les épaules.
— Le chargement n’a pas souffert. Je vous écoute.
— Nous voudrions dormir dans les wagons tant que le train ne sera pas entièrement déchargé.
Kruger éclate.
— C’est toujours la même chose. Je vous ai dit que rien ne vous arriverait. Vous allez embarquer dans les camions. Une dernière fois je vous donne ma parole que rien ne vous arrivera. Nous avons pour plusieurs mois de travail. Allez ! un block isolé vous est réservé. Vous pourrez dormir et manger.
Une garde spéciale venue de Mauthausen – une centaine de très jeunes soldats – prend position le long du convoi composé de dix-sept wagons : trois pour les déportés, douze pour le matériel d’imprimerie, un pour les rames de papier, un enfin – véritable coffre-fort – abritant les réserves façonnées par les spécialistes du kominando.
— Débarquez !
*
* *
Le dernier lacet.
Smolianoff sourit en reconnaissant le fossé où, quinze mois auparavant, aurait pu se terminer son étrange aventure.
Décembre 1943.
L’Obersturmführer Karl Schulz, commandant la section politique (Politische Abteilung) de Mauthausen et le « directeur » de la sûreté Bachmayer avaient préparé une petite fête – trois assiettes de gâteaux secs et deux bouteilles de vin de Moselle – aux envoyés spéciaux de l’Office central de Sécurité du Reich (R.S.H.A.). Leur voiture, une Salmson noire, ne fut pas autorisée à franchir la lourde porte du camp.
— Que pouvaient bien vouloir ces « messieurs » et qui étaient-ils ?
Les fonctionnaires « les mieux en vue » de l’administration concentrationnaire craignaient toujours ces visites « avec préavis de trois ou quatre heures » de personnages mystérieux, agissant pour le compte d’une section non moins mystérieuse du S.D. ou du R.S.H.A. et qui se permettaient toutes les enquêtes avec la bénédiction d’Ernst Kaltenbrunner, successeur d’Heydrich ou d’Heinrich Himmler. Schulz et Bachmayer qui déchargeaient Ziereis des « basses besognes policières » savaient bien qu’il était inutile de jouer au plus malin avec cette autorité floue, mais aux pleins pouvoirs, les poches bourrées d’autorisations en tous genres avec cachets et signatures.
Ils furent certainement déçus en constatant que leurs visiteurs n’étaient que des petits gradés : Hans Werner, lieutenant, Helmut Beckmann, adjudant-chef. Deux autres S.S., simples soldats, restèrent au voisinage de la Salmson.
Dans le bureau de Schulz, Werner débloqua la serrure à chiffre de son porte-document et Beckmann à l’aide d’une clé de son trousseau compléta la double manœuvre d’ouverture. Ce genre de précautions inusité au cours des précédentes enquêtes ne fut pas sans inquiéter les « policiers » de Mauthausen.
— Avez-vous reçu en date du 20 juillet 1942 cette note WVHA, D II/1 Ma/Hag en provenance de votre direction d’Oranienburg ?
Les deux officiers de Mauthausen se penchèrent sur la pelure jaune :
— «… Faites-nous connaître, dans les meilleurs délais, les noms des prisonniers juifs, de leur profession, typographes, dessinateurs, spécialistes de l’industrie du papier ou d’autres ouvriers adroits de leurs mains, tels des coiffeurs…» Schulz et Bachmayer ne se souvenaient pas… C’était impossible !… Aucun dossier ne s’était jamais perdu… Ils répondaient toujours… D’ailleurs le classement de leurs archives était parfait.
— Ils plongèrent dans les classeurs, les différents secrétariats vidèrent leurs tiroirs : pas la moindre trace de la note du WVHA ou de son enregistrement.
— Très bien, dit Werner, il faudra y répondre quand même, malgré le retard. Je vous laisse un
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