Le neuvième cercle
remorque pour fuir en emportant du matériel. Notre civil Jaeger avait disparu ! Nous avons passé la nuit sans contrainte. Il faut signaler qu’en neuf mois, dans les quatorze kilomètres de tunnels équipés en machine, il est sorti plus de onze cents carlingues d’avions Messerschmidt. Quelques instants avant l’arrêt du travail, un meister civil vint près de moi et me souffla : « Du Franzose, bientôt libre… retour Paris ! » et il s’en alla.
— À 6 heures, les cris de « Antretten » résonnèrent à travers les Stalles. Je fus surpris de ne pas rencontrer l’équipe montante que l’on croisait quand nous sortions. Nous ne retournerons plus à Saint-Georgen. L’appel se fit rapidement, embarqués sans coups, et nous voilà revenus au camp. Nos accompagnateurs avaient changé : ce n’étaient plus des S.S., mais des anciens de la Wehrmacht, aidés par des pompiers de Vienne. Nous sommes entrés directement dans nos baraques sans appel. Nous avons touché notre ration : un pain pour vingt-quatre hommes, et quel pain ! La moitié était moisie car, depuis une quinzaine de jours, il n’y avait plus d’arrivage. Dans le block je retrouvais mes copains, André et Marco, et tous trois nous nous sommes promis de ne pas nous séparer jusqu’à la fin. Kapos et chefs de blocks devenaient sociables. Ils ne frappaient plus, cherchant même à nous parler, allant jusqu’à offrir des cigarettes. Que ne fait-on pas pour se faire pardonner.
— Nous sommes restés deux jours, dans les blocks, interdiction de sortir. Plus d’appels. Il y avait trois ou quatre alertes par jour. La D.C.A. allemande ne tirait plus. De temps en temps, nous voyions passer sur la route qui surplombait le camp, des convois qui ressemblaient étrangement à ceux qui ont sillonné nos routes de France en 1940. Eux aussi ils connaissaient la débâcle.
— Dans la nuit du 4 au 5 mai, nous entendions, distinctement, le bruit des canons. Le 5 mai au matin, nous reçûmes cette eau sale, baptisée café. Nous cherchions vainement à savoir ce qui se passait. À travers les fenêtres, on apercevait toujours quelques soldats allemands qui fuyaient avec armes et bagages.
— À midi, une soupe d’herbe pour deux. Vers 3 heures, on nous fit sortir devant les baraques pour procéder à un appel. C’est à ce moment que j’ai remarqué que les chefs de blocks et les kapos avaient retiré leur numéro matricule, et les carrés de tissus, cousus dans le dos qui les désignaient comme bagnards. La plupart avait des tenues civiles correctes. J’en fis part à André qui était à côté de moi, je lui dis : « Serrons-nous les coudes, c’est la fin ! » L’appel venait de se terminer, quand apparurent, traversant le pont du chemin de fer et s’engageant sur la route deux autos mitrailleuses qu’accompagnait une voiture blanche lxxiv , munie de haut-parleurs. Après avoir tiré une salve de mitrailleuse, ordre fut donné par haut-parleur, à trois soldats, de se rendre avec leurs armes, et de se ranger par trois sur la route…
— Tous les soldats qui nous gardaient se rendirent sans difficulté. La colonne s’éloigna, escortée par les voitures.
— Ce moment de stupeur passé, qui permit à la plupart de nos tortionnaires de fuir à travers champs, ce fut le déchaînement. Les uns se ruèrent sur les palissades en bordure de la route et les renversèrent. Quant aux autres, ils envahirent les baraques S.S. et commencèrent le pillage. Dans le camp, c’était la chasse aux bourreaux d’hier, à coups de tabouret, de planche. Tout ce qui tombait sous la main, qui pouvait servir d’arme, était bon. Bientôt ce ne fut que cris, que râles. Cette justice sommaire faisait son œuvre. Malheureusement les grands chefs responsables avaient fui. Les allées du camp étaient bientôt jonchées de cadavres, pour la plupart nus. Nos propres baraques pillées, brisées, sans savoir où nous pourrions coucher la nuit prochaine, car nous étions littéralement abandonnés à nous-mêmes.
— Déjà, des petits groupes s’en allaient par les chemins, certains Français décidèrent de rejoindre Gusen I et Mauthausen. D’accord avec André et Marco, nous avons préféré rester là pour la nuit, demain nous aviserons.
— Des Russes avaient envahi le silo à pommes de terre, allumant des feux avec le bois de nos lits et des palissades. Je réussis à ramasser environ la valeur de 5 kilos de pommes de terre et,
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