Le neuvième cercle
double. D’ailleurs peu importe s’ils sont juifs ou non. Maintenant nous voudrions voir le prisonnier Salomon Smolianoff.
Werner répéta le nom, le prénom et sortit un dossier épais de sa serviette. Schulz qui revenait déjà avec celui du détenu, conservé par la section politique, constata que la chemise de Werner débordait de photographies, de feuillets dactylographiés, de coupures de journaux, tandis que la sienne ne comportait qu’une fiche.
— Né le 27 mars 1897 ?
— Oui, c’est bien ça ! À Brno.
— Très bien ! Profession : artiste peintre ?
— C’est ça ! Nous le connaissons bien, il a réalisé quelques travaux pour la décoration du mess des sous-officiers. Il sera là très rapidement. Je l’ai envoyé chercher.
Werner tendit une photo.
— C’est bien lui ?
— Oui, c’est lui.
— Et que fait-il ici ?
— Il est kapo d’un groupe de maçons.
— Il est en parfaite santé ?
— Je crois ! Un kapo ! Nous allons voir.
— Je vous demanderai de faire disparaître toute trace de son passage ici. Je vais vous signer une décharge qui a été préparée. Nous emmènerons ce soir le prisonnier. Vous oublierez aussi les motifs de son arrestation…
L’appel à la tour ou à la section politique était considéré par l’ensemble des déportés de Mauthausen ou des autres camps de concentration comme l’épreuve la plus dangereuse à subir. Très peu en ressortaient vivants. Salomon Smolianoff, le droit commun taciturne, qui avait réussi à obtenir un poste de responsabilité dans cette hiérarchie subalterne et ne négligeait pas les brutalités pour se faire respecter, fut accueilli par un verre de vin blanc et cette phrase qui, pour lui, n’avait aucune signification :
— Asseyez-vous ! Il y a trois mois que nous vous cherchons.
La « visite » était terminée. Les envoyés spéciaux demandèrent qu’on les laisse seuls dans un bureau où ils devaient téléphoner à Berlin, que l’on prépare soigneusement Smolianoff pour le transformer en voyageur convenable et surtout qu’il soit parfaitement isolé jusqu’à son départ.
— Pas le moindre contact avec un détenu ou un gardien. Il ne peut écrire aucun message. Il n’emportera que ses affaires personnelles qui l’ont certainement suivi depuis son arrestation.
Que de précautions ! Que de mystères ! Que de bienveillance pour un criminel. Schulz, Bachmayer et à plus forte raison Smolianoff ne posèrent pas la moindre question.
Chacun pour son compte s’en tirait – pour le moment – fort bien lxxvi .
Chapeau, gants, souliers de ville, manteau à col de fourrure… rien ne manquait à l’équipement de Smolianoff. Avant de descendre vers les garages, Werner procéda à un dernier interrogatoire d’identité. Salomon Smolianoff était bien Salomon Smolianoff. La Salmson démarra et s’arrêta dans le premier lacet du chemin tortueux qui rejoint la route du Danube, l’aile droite encastrée dans une congère. Accident sans gravité : un peu de tôle froissée.
La suite du voyage jusqu’à Berlin se déroula sans incident. Les repas furent pris dans des mess de garnison. Les « rendez-vous » avaient été organisés par téléphone et les voyageurs attendus. Smolianoff, hébété, étourdi, angoissé au fond de lui-même, se demandait si cette équipée n’allait pas se terminer devant un peloton d’exécution ou dans une chambre à gaz. Il fut presque soulagé en abandonnant ses vêtements d’emprunt pour retrouver une « tenue civile » de type concentrationnaire… sans toutefois trop de rapiéçages. Un capitaine S.S. suivait toute l’opération « d’incorporation » du nouveau venu. Pour la première fois, Krüger recevait un « client » isolé. Il feuilleta sa liste. Il pouvait mettre un visage derrière chaque matricule. Les plus anciens, ceux du début, les 46 000, puis les 61, 67, 75, 79. Il avait formé son équipe en cinq fournées. La « vedette », c’est logique, arrivait seule. Salomon Smolianoff reçut le numéro d’immatriculation 93 594. Il était le cent vingtième membre du « kommando Bernhard » qui, le mois suivant, devait être complété par quatorze déportés d’Auschwitz (les 102 000). Cent trente-quatre déportés qui allaient rapporter au III e Reich, et surtout à ses services secrets, la coquette somme de 163 millions de livres sterling lxxvii et quelques dizaines de millions de dollars. Assurément le
Weitere Kostenlose Bücher