Le neuvième cercle
tous les trois, nous en avons fait cuire car nous avions faim. Une petite pluie fine s’est mise à tomber. Et le camp ressemblait à un village ayant subi un bombardement avec tous ces feux qui brûlaient.
— Toute la nuit, nous nous sommes réfugiés dans un coin de baraque, après avoir tout de même trouvé des couvertures et nous avons passé notre première nuit de liberté. Plus grand monde était resté. La plus grande partie des survivants avait préféré s’éparpiller dans la campagne…
— Le 6 mai, au matin, en sortant du block avec André, du haut de ces marches qui accédaient à la baraque, notre champ de vue présentait une désolation complète. Ce camp, qui était surpeuplé, présentait l’abandon : des tabourets cassés, des gamelles, des planches, des paillasses éventrées et des morts !… Encore des morts gisant dans toutes les positions… Nous partîmes vers les baraques servant de réserve aux vêtements civils que l’on nous volait lors de notre arrivée.
— Là encore, le pillage, nous marchions littéralement sur un tapis de vêtements, chaussures, chapeaux, portefeuilles dont les photos des êtres chers laissés au pays sortaient pêle-mêle dans ce fouillis inextricable d’effets de toutes sortes. Au bout d’une heure, nous nous trouvions une nouvelle fois déguisés. À notre retour, nous retrouvions les quelques Français qui étaient réunis dans la chambre d’un chef de block pour tenir conseil. Certains maintenaient que le mieux était de rejoindre Mauthausen, d’autres de gagner Linz où l’on pensait trouver du secours. Nous n’étions pas toujours d’accord.
— Nous mangeâmes une espèce de purée de patates et, vers midi, je partais avec Wackherr et Marco pour rejoindre Linz. Cela représentait 18 kilomètres à pied ; pour nous, c’était énorme, mais nous étions capables de tout… Donc, nous quittions définitivement ce qui restait du camp. Partout des cadavres… Nous prîmes la route… elle représentait pour nous la liberté ; pourtant, que de fois pendant notre calvaire, nous l’avions empruntée pour nous rendre du camp à Saint-Georgen.
— À 2 heures, à l’église de Saint-Georgen, nous avions rendez-vous avec ceux qui optaient pour Linz. Comme nous étions en avance, nous nous reposâmes. Les civils nous regardaient, ils avaient l’air atterrés par notre maigreur et notre accoutrement ; pourtant, ils ne pouvaient pas ignorer nos souffrances. L’usine souterraine était en bordure du village de Saint-Georgen. Nous travaillions et étions battus à mort à la vue de tous.
— À l’heure fixée, aucun de nos camarades ne nous avait rejoints. Nous reprîmes notre route vers Linz.
— Nous avions marché des heures et nous approchions de Linz.
— À la traversée d’un petit village, dont le nom m’échappe, j’aperçois un sous-officier, arrêté avec son vélo, parlant français à un civil. Que c’était bon d’entendre parler notre langue. Je m’approche de lui et dis : « Pardon, sergent, pour aller à Linz ? »
— « Qu’allez-vous faire à Linz ? »
— « Chercher refuge et du secours. »
— « Qui êtes-vous et d’où sortez-vous ? »
— « Français, déportés de Mauthausen-Gusen. »
— « Je suis Belge et prisonnier de guerre, mais vous n’entrerez pas à Linz, les Américains ne laissent passer personne. »
— « Alors, qu’allons-nous devenir ? »
— Il réfléchit, tire son calepin et inscrit quelques mots, me tend la feuille et me dit : « Vous êtes trois, bien, allez au camp de prisonniers de guerre ; comme vous, nous venons d’être libérés. Vous trouverez à manger mais je ne sais si vous pourrez coucher. Au revoir, bonne chance. »
— Et nous voilà partis.
— Il nous devança avec sa bicyclette. Quand nous arrivâmes à la porte du camp de prisonniers, un accueil qu’il n’est pas possible de décrire nous attendait. Nous fûmes véritablement portés en triomphe. Le capitaine-major, le chef du camp, tous étaient là aux petits soins.
— En moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, une baraque fut aménagée, avec une table dressée, couverte de victuailles, des lits montés avec des draps ! L’officier qui dirigeait le camp, nous fit déshabiller, envoyer aux douches et habiller de neuf avec du linge pris à l’intendance de la région. L’ordre fut donné que tous les déportés français se dirigeant sur Linz
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