Le Pacte des assassins
froissée.
Je pense à Staline, ce loup aux yeux jaunes.
Hitler ressemble à un représentant de commerce,
mais, quand il passe devant moi, ses yeux immenses illuminés dans son visage
bouffi m’effraient. Je vois sa main aux chairs molles, ses doigts potelés. Cet homme-là, à l’étrange démarche
hésitante, comme s’il craignait que ses jambes ne se dérobent, décide du sort
de tout un peuple, et si demain il s’associe à Staline, l’Europe, le monde
seront serrés entre les mâchoires de ces deux dictateurs.
Et nous qui avons rêvé, qui rêvons encore de
révolution, quel sera alors notre destin ? J’ose penser que nos espérances
sont mortes. Ou qu’elles n’étaient que des illusions. »
Quelques lignes
vides, puis Julia a repris la plume :
« Insomnies.
Un homme à la villa Royale, où Mussolini
recevait Hitler, s’est glissé près de moi et, sans me regarder, sans même remuer
les lèvres, a murmuré :
“Heinz Knepper va bien. Il faut penser à lui.”
Chantage.
L’homme s’éloigne.
Staline me rappelle qu’il tient sa proie. Il l’égorgera
si je ne transmets pas à Hitler le message dont il m’a chargée.
Encore quelques heures pour approcher le Führer
qui parcourt les salles des musées, joue au touriste timide, cependant que
Mussolini, en uniforme, botté, coiffé d’un fez noir, parade, incarne la
puissance sûre d’elle, le maître qui fait la leçon à l’élève débutant.
J’essaie en vain de me faufiler jusque dans
les premiers rangs.
— Voulez-vous que je vous présente au Führer ?
C’est Karl von Kleist qui me prend le bras, m’entraîne.
Je m’incline devant Hitler qui saisit ma main,
la baise, cependant que Mussolini, impatient, me foudroie du regard.
Je recule. Je vais confier à Kleist le message
de Staline. »
Julia n’évoquera
plus von Kleist.
Ses notes s’espacent comme si elle n’avait
plus le temps d’écrire.
Un mot ici, un autre là. Quelques courtes
phrases étranges :
« Soleil dans la nuit »… « Une
bouffée de vie »… « Le désir est espoir et salut. »
Karl von Kleist, bien sûr, celui dont elle ne
peut écrire le nom, parce que ce serait l’aveu de leur brève liaison, de ce
plaisir dérobé cependant qu’à Moscou Heinz Knepper guette chaque nuit les pas
des agents des « Organes » qui viennent tirer de leur lit ces
communistes étrangers, ces camarades du Komintern qui, en quelques minutes, ne
sont plus que des ennemis qu’on pousse dans une voiture, qui ne retourneront
plus jamais à l’hôtel Lux, qu’on entraînera de prison en prison avant de les
envoyer pourrir dans un camp en Asie centrale, au-delà du cercle polaire ou en
Sibérie.
Elle recommence à
écrire dans son carnet le 2 juillet 1934. Sa main tremble. Elle note :
« Le soleil s’est éteint et la lagune comme
ma vie est grise. »
Karl von Kleist a dû rejoindre Berlin. Elle-même
s’apprête à quitter Venise et à retraverser l’Allemagne. Elle est la comtesse
Julia Garelli qui se rend en Suède, puis en Finlande, et, de là, elle gagnera
Leningrad et Moscou.
« Je recommence le grand voyage, écrit-elle,
mais le mirage s’est dissipé. »
Elle se souvient de ces jours de la fin mars
1917 quand, tenant la main de Heinz Knepper, ils étaient montés dans le train
qui, de Zurich, devait conduire à Petrograd, par l’Allemagne de Guillaume II,
complice, Lénine et une poignée de bolcheviks afin qu’ils poussent la
révolution jusqu’au bout, que la Russie sorte ainsi de la guerre pour le plus
grand profit de l’Allemagne impériale.
Et Heinz, qui avait été admis par Lénine à
faire partie du voyage, avait expliqué à Julia que la révolution était la seule
vraie victoire, que les nations défaites ou triomphantes opprimaient leurs
peuples, qu’il fallait briser l’ordre social et national pour les libérer. C’est
ce que Lénine allait faire en Russie, et que lui, Heinz Knepper, allait
accomplir en Allemagne.
Elle se souvient. Elle note seulement dans son
carnet :
« C’était il y a dix-sept ans. »
Un homme, alors que
le train roule en Allemagne, s’est assis près d’elle. Il lui apprend que ce 30 juin
1934, le Führer aux yeux illuminés, aux doigts potelés, a donné l’ordre de
massacrer ses plus anciens camarades, ceux des Sections d’Assaut qui ont fondé
avec lui le parti nazi.
Ils ont été abattus par centaines dans toutes
les villes d’Allemagne et au bord d’un lac, dans le
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