Le pas d'armes de Bordeaux
lui fit songer à l’oriflamme, cependant que le fasset 72 qui la complétait rendait plus émouvante encore qu’à leur première rencontre une poitrine toujours juvénile. Ses regards d’homme à jeun revenaient sur elle irrésistiblement, ce dont Tancrède semblait plus flattée que marrie.
– Claresme !… Il y a plus de vingt ans que je ne l’ai vue… Est-elle belle ? L’amour lui a-t-il profité ?
Tristan sentit chez sa compagne, au moment où le mot amour venait d’être prononcé d’une façon différente des autres – presque comme un soupir -, l’empreinte d’une discipline qui mesurait, retirait, concentrait des regrets, et par où se tempéraient les premiers feux de l’âge mûr.
– Il m’a semblé qu’elle était heureuse.
– Heureuse que sa fille se fasse nonne !… Comment se nomme-t-elle ?
– Ne vous l’ai-je pas dit ?… Cristina est son nom.
– Dommage qu’elle ne soit point là, entre nous… Je l’aurais dissuadée de s’emmurer vivante.
Avait-elle vraiment la conviction que son influence eût étouffé à tout jamais l’appel de Dieu chez sa nièce ? Dans l’affirmative, elle se méprenait : depuis sa jeunesse prime, Cristina n’était rien d’autre qu’une espèce d’ange cloîtré chez ses parents dans l’attente d’une réclusion plus sévère.
– Le plaisir ! La jouissance d’adorer Dieu !… Ignore-t-elle que la terre est un paradis pour ceux qui la veulent ainsi ?
Tristan demeura coi. Il n’avait rien à dire. Alors, brutalement, Tancrède interrogea :
– Vous sentez-vous prêt pour les joutes ?
« Quelles sortes de joutes ? » voulut-il demander. Il s’en abstint in extremis dans la crainte de provoquer un rire qui l’eût humilié plus qu’une jouée (363) .
– Les joutes… dit-il seulement.
Ce mot-là suffisait pour qu’il se sentît pénétré d’une rumeur et d’une fièvre. L’une et l’autre évoquaient l’art furibond et magnifique des guerriers en mal d’honneur et de respect ou, s’ils en jouissaient déjà, en quête de renommée. En Langue d’Oc, sa réputation était faite. Il l’avait obtenue dans les lices de Carcassonne, à Puivert, Roquetaillade et Caudeval. Il ne se considérait pourtant pas comme un parangon de force et d’adresse : il n’était que le disciple attentif d’un père endurant et habile, ja dis, et qui lui avait tout appris. S’il revivait parfois, plus encore que les siennes, les appertises des preux de ses lectures, c’était pour s’en vivifier ; et s’il les copiait, c’était comme s’il les inventait. En les imprégnant d’une vérité, d’une humanité de son invention, il leur donnait une vigueur dont il profitait à l’envi. La force fructifiait sous son vouloir. Il pouvait être aussi bien Gauvain ou Perceval que Galaffre ou Fier-à-Bras.
– Pensez-vous vaincre tous ces champions ?
Il récita sans savoir de quel livre il extrayait ces phrases :
– Sa lance se rompit en frappant l’écu juste en son milieu. Il jeta le tronçon et continua sa course sans être étonné et sans broncher sur son cheval…
Tancrède rit et planta ses yeux dans les siens :
– Frappez l’écu en son milieu sans rompre votre lance.
C’était une allusion à ce qui les hantait. Il se détourna vers Paindorge et Calveley afin qu’elle ne vît pas son trouble. L’écuyer désigna de loin l’herbe fraîchement fauchée :
– Du feutre, messire !… Venez l’essayer !
– Vas-y, dit familièrement Tancrède. Cours, exercice-toi. Après nous partirons.
Il n’osa lui demander où et dans quelle intention. D’ailleurs, il le savait.
III
Tandis qu’ils traversaient prudemment la cité, Tristan n’avait rien vu, rien su d’autre que leurs ombres mêlées sur le pavement et le couloir tantôt large, tantôt étroit, mais toujours bigarré des façades. Pour se rendre au champ clos, Tancrède avait fait seller un rouan nonchalant et hautain – à sa semblance – dont les lormeries d’or et d’argent forçaient l’admiration des nobles et des manants. Il suffisait qu’il la vît manier les rênes et se tenir droite, les jambes à demi découvertes le long des flancs de sa monture pour se merveiller aussi bien de son audace que de son aisance à frayer sa voie dans le remuement d’une gent active, traversée par des courses d’enfants et de chiens étourdis. Légère et souple, elle aplatissait parfois les plis rompus de sa robe
Weitere Kostenlose Bücher