Le pas d'armes de Bordeaux
comme Guesclin, l’aide du roi Charles.
– Combien ?
– Soixante mille doubles d’or… D’autres disent cent mille.
– Voilà bien une prétention de rustique !… Bertrand sait que le roi Charles acquittera la somme.
– Pour le moment, il attend. Si Knolles et Jean Jouel n’avaient pas affirmé qu’ils valaient chacun cent mille doubles d’or, le Breton se serait montré moins hautain. On dit que Jeanne de Penthièvre, le sire de Laval et le roi de France se sont concertés afin de lui venir en aide.
– Il n’y a que les coquins pour attendrir sur leurs malheurs les gens de haute importance, fit Paindorge, crachant encore.
– Tu dis vrai, fit Calveley. Et je ne vais pas tergiverser pour vous fournir d’autres nouvelles… Nos capitaines sont si furieux contre Pèdre qu’ils iraient bien l’affronter… Sachant qu’ils n’obtiendront jamais les indemnités qu’il leur avait promises, ils ont décidé, avec l’assentiment d’Édouard, de libérer leurs otages pour de petites sommes afin que ceux-ci puissent reprendre la guerre contre le Castillan… Des seigneurs de chez-nous que je ne nommerai pas ont prêté des armes et des chevaux à des hommes qu’ils détestaient dans l’espoir que la fortune leur soit favorable et leur permette d’acquitter un jour le prix de leur liberté… De sorte que vous êtes peu nombreux, maintenant, à Bordeaux.
– Ah ? fit Tristan.
C’était presque un gémissement. Quelque chose lui griffait l’âme : le sentiment d’une exclusion inique et imméritée, bien qu’il eût refusé, après ce qu’il y avait vu et souffert, de revenir en Espagne.
– La plupart de ces guerriers ont rejoint don Henri à Pierre-Pertuse, reprit Calveley. Si le prince ne vous détestait pas, vous seriez libres, Paindorge et toi…
– Il nous garde jusqu’à dimanche comme ces esclaves que Néron lâchait dans l’arène…
– Comme des gladiateurs, en effet, approuva Calveley, maussade. Il se merveille de l’action que vous avez tentée contre lui au châtelet de Cobham… et vous reproche de ne l’avoir point réussie.
Il fallait oublier ces propos : ils ne cautérisaient rien. Au contraire.
– Que sais-tu d’autre, Hugh, sur don Henri ?
– Il a quitté Pierre-Pertuse avec son épouse et son fils pour prouver sa volonté de demeurer en Espagne. Il a laissé là-bas sa fille et moult dames de parage.
– Là-bas… murmura Tristan.
Là-bas, c’était la Langue d’Oc, son pays. C’était à Puylaurens qu’il avait jadis accompagné la belle et avenante Blanche de Bourbon. Elle n’était que de deux ans son aînée 64 . En cheminant près de la litière de la jouvencelle, il ne se doutait pas qu’il appartiendrait un jour à une armée de routiers dont le fallacieux prétexte à l’invasion de l’Espagne serait de venger sa mort. Maintenant, il était âgé de vingt-sept ans. La force de l’âge selon certains. Après tout, c’était possible. Cependant, son front se ridait. Deux minces et profonds sillons marquaient ses joues, des ailes de son nez aux commissures de sa bouche. Il laissait des cheveux entre les dents du peigne. Il n’était pas si prompt à se lever le matin et le fait d’être chevalier lui devenait un fardeau. Il avait subi trop de déceptions, trop d’épreuves, éprouvé trop d’afflictions et de deuils pour jeter désormais sur les êtres et sur la nature les mêmes regards que lorsqu’il n’était qu’un jouvenceau puis un damoiseau fraîchement adoubé, impatient de dévorer les fruits du grand arbre de l’existence. Le bonheur ? Il n’avait connu que sa sœur adultérine : la male chance.
Certes, comme pour adoucir sa captivité, la providence avait fait en sorte qu’il rencontrât Tancrède. Son apparition l’avait subverti 65 comme il ne l’espérait plus. Était-ce Dieu qui l’avait vélocement retirée de sa vie pour le rappeler à ses devoirs d’époux ?
– Donnez à nos champions une bonne leçon !
– C’est le vœu que tu fais, Hugh ?
– Oui, dit Calveley. Vous méritiez d’être libres. Par ma foi, si les missions avaient été inversées et qu’Édouard m’ait envoyé à Vincennes pour enlever le dauphin Charles lors d’une appertise 66 telle que celle que vous avez failli réussir contre lui à Cobham, il m’eût fait chevalier du Bleu Gertier même si, comme toi et Paindorge, j’avais échoué… Oye bien, Tristan : ceux que tu vas affronter à la joute ne
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