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Le Passé supplémentaire

Le Passé supplémentaire

Titel: Le Passé supplémentaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Pascal Sevran
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trop froide, avec sur une soucoupe deux ou trois tranches de citron.
    J’écrivais à François : « J’apprends en lisant La Tribune de Lausanne, que tu viens d’accorder les pleins pouvoirs à Daladier. Très bien, te voilà donc tranquille pour un moment. Je t’attends à l’hôtel “Beau Rivage”. N’oublie pas tes pull-overs, il fait froid ici. »
    J’avais pris soin d’emmener une malle d’osier pleine des documents de mon dossier Dreyfus. À côté de profession, j’avais écrit « historien » sur ma fiche d’hôtel.
    Historien dans un pays sans histoire, voilà qui m’auréolait de prestige aux yeux de l’homme aux clefs d’or. Il s’appelait (je vous le donne en mille) Jules Esterhazy. Oui, le neveu de mon Esterhazy à moi, celui de l’affaire.
    Jules était un vieillard solennel. Il allait trois fois par an en Angleterre, à Harpenden, fleurir la tombe du « comte de Voilement ».
    Quand il a su que je savais, il s’est d’abord méfié. Pour faire tomber ses craintes, j’ai glissé dans sa poche quelques billets de banque :
    -Vous offrirez au comte des fleurs supplémentaires, lui ai-je dit.
    Nous étions seuls dans le hall de l’hôtel « Beau Rivage », je terminais ma bouteille d’eau minérale plate, en feuilletant de lourds catalogues de mode.
    — Mon cher maître, me dit Jules très ému (son menton carré tremblait), permettez-moi de vous appeler maître, votre geste me touche et je vais vous faire une étonnante révélation : les Français se sont déchirés pour une désolante petite histoire de rien du tout. Les Juifs n’ont rien compris. Mon oncle aimait Dreyfus. Il l’aimait d’amour, voilà le drame.
    L’affaire Dreyfus ce n’est rien d’autre qu’une histoire d’amour qui a mal tourné, voilà la vérité.
    Je m’en voulais d’avoir manqué de perspicacité à ce point.
    Ainsi Esterhazy s’était vengé du petit capitaine qui promettait toujours et ne tenait jamais.
    — À vous, je peux tout dire, me soufflait Jules au visage en me serrant les mains. J’ai gardé ce secret pour moi pendant quarante ans ; j’ai des lettres de mon oncle, je vous les donnerai. Après ma mort, vous pourrez les publier.
    Chacun leur tour Alfred et Esterhazy ont préféré passer pour des traîtres plutôt que pour des homosexuels.
    J’étais déçu quand même. Il me fallait abandonner mon J’accuse moi aussi pour quelque chose du genre : Dreyfus ou le Mystère romantique. Moins percutant.
    J’aurais pu jeter à la rue mes coupures de journaux, mes notes, mes livres devenus inutiles. Mais non, on ne jette rien, en Suisse.
    Je les ai distribués aux petits enfants blancs qui passent, sans bruit, dans les rues de Genève, en sortant de l’internat, le samedi à midi.
    On a dit que j’étais responsable d’une formidable vague d’antisémitisme helvétique. Je n’en suis pas si sûr. J’aurais aimé que l’on fournisse le moindre commencement de preuves à l’appui de cette accusation.
    François m’a répondu, aux frais de la république, sur papier à en-tête de la Chambre des députés.
    « Mon petit vieux, le charmant voyage auquel tu m’invites n’est pas vraiment de circonstance. La France a besoin de moi. Je ne sais pas si tu le sais, peut-être les journalistes de La Tribune de Lausanne ne le savent-ils pas non plus, mais il se passe ici, et un peu partout dans le monde, un certain nombre de choses qui ne laissent pas d’inquiéter. Certes le lac de Genève est attirant mais l’heure n’est pas à la balade et quitte à me prendre pour un autre mes électeurs du Limousin ne comprendraient pas que je choisisse Lamartine plutôt que Robespierre.
    Nous sommes le 30 août 1939 et, sauf imprévu, dans quelques jours ton pays sera en guerre contre l’Allemagne, chère au cœur de ton cher Drieu. Voilà pour l’anecdote. À part cela, tout va bien, merci, mais je n’ai pas le temps d’aller m’acheter des pull-overs. Bonnes vacances à toi. Signé François. »
    Ma soirée fut un peu gâchée à l’idée que M. Letellier, mon chef vigneron, puisse être mobilisé au moment des vendanges.
    Mais j’étais habitué à l’humour agacé de mon cousin.
    J’ai rangé sa lettre entre les pages luxueuses d’un lourd catalogue de mode plein de chauds pull-overs de laine.
    Je ne dirai jamais assez le charme discret de cette petite place à Genève où je m’étais organisé des habitudes de curiste pas vraiment pressé de guérir.
    Je

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