Le Passé supplémentaire
drapeau, prête, s’il le faut, à venger Jeanne d’Arc une seconde fois. »
J’avais les mains sales. Il m’invitait au chevet d’une sainte.
Daudet me comptait parmi les siens. Il avait tort. Je ne méritais pas le vibrant hommage dont il me gratifiait. Mon prétendu nationalisme avait des limites. Je n’étais prêt à rien, en tout cas pas à me battre pour une Marseillaise.
Musicalement je préférais, d’ailleurs, et de loin, L’Internationale.
À ce Dreyfus qui me préoccupait tant, Léon Daudet n’accordait dans sa lecture qu’un P.S. hâtif :
« Si vous parvenez à nous rendre ce coupable qui a si cruellement fait défaut à notre cause, l’Histoire s’en souviendra. »
Il n’avait pas d’illusion sur l’issue de mes travaux. Un vague espoir fou peut-être ? Je n’étais pas dupe mais je continuais néanmoins à me pencher sérieusement sur des dossiers cent fois relus.
Je n’avais pas encore commencé de rédiger ce réquisitoire que je voulais implacable, que déjà je lui avais choisi des titres possibles. Après avoir hésité entre Capitaine la honte et Dreyfus avec un d comme déshonneur, je m’étais décidé pour J’accuse moi aussi que je jugeais tonitruant à souhait. Bien à la mesure de mon ambition.
À mon grand étonnement, François ne se scandalisa pas. Il se contenta de me rappeler, à tout hasard, que je n’avais pas écrit Gervaise, ni La Bête humaine. Je n’aurais pas dû l’oublier.
J’ai trouvé un titre. Ce n’est pas si mal, me répétais-je, chaque matin, en m’installant à mon bureau sur lequel j’avais posé trois cents feuilles de papier blanc.
Arthème Fayard s’impatientait gentiment.
— Alors mon petit, c’est pour quand ce chef-d’œuvre ?
Il s’étonnait que je ne lui demande pas d’avance sur mes droits d’auteur qui seraient importants. Il le croyait. Moi aussi.
J’avais moins besoin d’argent que de preuves et d’imagination.
Il m’a fallu plus de trois mois pour écrire la première ligne. Parmi des milliers de phrases, une seule s’est imposée à moi. Fulgurante : Dreyfus ne peut pas être innocent puisqu’il est coupable.
— Ça c’est la vraie vérité, monsieur.
Personne, mieux que Pélagie, ne pouvait m’encourager avec tant d’enthousiasme. C’est après que les choses se sont compliquées.
— Au fond, me disait François ; ce qui t’importe ce n’est ni l’histoire, ni l’honneur ni même la vérité, c’est le scandale à tout prix. C’est pas joli, joli.
Je m’allongeais à plat ventre sur un canapé très bas, encombré de coussins de velours, pareil à celui sur lequel se vautrait M lle Cécile Sorel, quand elle m’offrait des gâteaux mous. Le nez enfoncé dans mon coussin préféré, le mauve un peu passé, je réfléchissais.
Drieu m’avait prêté un exemplaire numéroté de Mein Kampf dans sa version originale.
Il s’étonna quand je lui avouai ne pas savoir lire l’allemand. Sans doute comptait-il sur moi pour obtenir une traduction, car lui-même ne connaissait pas cette langue. Je le savais, mais j’ai préféré ne pas l’humilier.
— Je croyais pourtant qu’on pouvait te faire confiance.
Le nez dans mon coussin mauve, un peu passé, j’écoutais Wagner, pour me faire pardonner.
Je ne sortais pratiquement plus. Pélagie me montait des yaourts et des fruits, elle ouvrait mes fenêtres en ronchonnant à cause de la fumée de cigarettes « qui finirait bien par me rendre tuberculeux ». Elle m’apprenait en se mouchant dans un grand morceau de toile écrue la mort du Saint-Père. Pour ne pas ajouter à sa peine, je prenais l’air affecté qui convient en de telles circonstances. J’étais un garçon bien élevé ; fils de héros et petit-fils de comte.
Pour me distraire, les nuits où je ne trouvais pas le sommeil, je guettais les bruits de pas dans l’escalier. Je leur inventais des histoires inquiétantes ou comiques, selon qu’ils étaient las, lourds ou pressés.
Ma voisine, une vieille fille de trente-huit ans, rentrait à minuit cinquante-cinq précis, avec le dernier métro, non sans avoir avalé rapidement un café serré et une Fine Champagne, sur le comptoir en acajou briqué d’un bar louche de la rue Fontaine. Elle était ouvreuse dans un cinéma de quartier, « Le Sélect », je crois, quelque part du côté de l’avenue Ledru-Rollin. Elle s’appelait Monique. Monique se faisait l’amour toute seule, m’avait-on dit. Elle
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