Le pays de la liberté
les champs. Mais, au lieu de regagner leurs cases, on les dirigea vers le hangar de séchage, éclairé
maintenant par des douzaines de chandelles. Après un rapide repas, ils reprirent le travail, arrachant les feuilles des plants sèches, ôtant l'épaisse tige centrale et pressant les feuilles en ballots. La nuit s'avançait. Certains des enfants et des vieillards s'endormaient en travaillant : un système d'alarme très subtil se déclenchait, les plus forts couvrant les faibles et les réveillant quand Sowerby approchait.
Il devait être minuit passé, se dit Mack, quand on moucha enfin les chandelles et qu'on laissa les ouvriers retourner à leurs cabanes et s'allonger sur leurs couchettes en bois. Mack s'endormit aussitôt.
Il eut l'impression que quelques secondes seule-314
ment plus tard on le secouait afin de le réveiller pour retourner au travail. Avec des gestes las, il se leva el sortit d'un pas vacillant.
Adossé à la paroi de la case, il avala son bol de bouillie de maÔs. ¿ peine avait-il enfourné la dernière bouchée qu'on les faisait repartir. Au moment o˘ ils entraient dans le champ à la lueur de l'aube, il aperçut Lizzie.
Il ne l'avait pas vue depuis le jour o˘ ils avaient embarqué sur le Rosebud. Montée sur un cheval blanc, elle traversait le champ au pas. Elle portait une ample robe de toile et un grand chapeau. Le soleil allait se lever, la lumière était claire comme de l'eau de source. Elle semblait reposée, à l'aise, la dame du manoir parcourant à cheval son domaine. Mack remarqua qu'elle avait pris un peu de poids alors que lui en avait perdu.
Mais il ne pouvait pas lui en vouloir : elle avait un certain sens de la justice et elle lui avait plus d'une fois sauvé la vie.
Il se rappela l'instant o˘ il l'avait tenue dans ses bras, dans l'atelier de tissage o˘ habitait Dermot Riley à Spitalfields. Il avait serré ce doux corps tout contre le sien en humant le parfum de savon et de tiède féminité. Durant un instant de folie, il avait cru que c'était Lizzie plutôt que Cora qui pourrait être une femme pour lui. Puis le bon sens avait repris ses droits.
En regardant son corps arrondi, il comprit qu'elle n'avait pas grossi, mais qu'elle était enceinte. Elle allait avoir un fils : il deviendrait un Jamisson, cruel, avide et sans cúur, se dit Mack. Il serait propriétaire de cette plantation, il achèterait des êtres vivants qu'il traiterait comme du bétail et il serait riche.
Lizzie surprit son regard. Il se reprocha d'avoir nourri de si sombres pensées à propos de son enfant à naître. Elle le dévisagea d'abord, ne sachant trop qui il était. Puis, avec un sursaut, elle parut le reconnaître. Peut-être était-elle choquée de le trouver si changé après la traversée.
Il soutint un long moment son regard, espérant 315
qu'elle allait s'approcher de lui. Mais elle se détourna sans un mot. Elle poussa son cheval au trot et, quelques instants plus tard, disparut dans les bois.
27
Une semaine après son arrivée à Mockjack Hall, Jay Jamisson, assis dans un fauteuil, regardait deux esclaves déballer une malle de verrerie. Belle était une femme entre deux ‚ges, au corps lourd : elle avait des seins qui pendaient et une ample croupe. Mais Mildred avait environ dix-huit ans, une peau parfaite, couleur tabac, et un regard langoureux. quand elle levait les bras vers les étagères du placard, il voyait ses seins bouger sous la simple chemise de lin qu'elle portait. Son regard appuyé mit les deux femmes mal à l'aise : elles maniaient le délicat cristal d'une main tremblante. Si elles cassaient quelque chose, il faudrait les punir. Jay se demandait s'il devrait les battre. Cette idée le troubla. Il se leva et sortit. Mockjack Hall était une grande maison avec une longue façade ornée d'un portique à colonnes donnant sur une pelouse qui descendait en pente douce jusqu'au Rap-pahannock. En Angleterre, une maison de cette taille aurait été b‚tie en pierre ou en brique, mais celle-ci était en bois. Voilà
bien des années, on l'avait peinte en blanc avec des volets verts. Mais aujourd'hui la peinture s'écaillait et les couleurs s'étaient fanées pour devenir d'un gris terne uniforme. ¿ l'arrière et sur les côtés se trouvaient de nombreux appentis abritant la cuisine, la lingerie et les écuries. Le corps principal comprenait de vastes pièces de réception -
salon, salle à manger et même une salle de bal - avec des chambres spacieuses à
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