Le pays de la liberté
salle à manger, les plus proches voisins des Jamisson grignotaient du g‚teau devant le feu. Ils étaient trois couples: le colonel et Mrs.
Thumson, Bill et Suzy Delahaye, et les frères Armstead, deux célibataires.
Les Thumson occupaient une haute position : le colonel était député, membre de l'Assemblée générale, c'était un homme grave et gonflé de sa propre importance. Il s'était distingué dans l'armée 321
britannique et la milice de Virginie. Puis il avait pris sa retraite pour cultiver le tabac et assumer des responsabilités politiques. Jay avait envie de le prendre
en exemple.
On discutait politique et Thumson expliquait : ´ Le gouverneur de Virginie est mort en mars dernier et nous attendons son remplaçant. ª
Jay prit l'air d'un homme pour qui la cour de Londres n'avait pas de secret. ´ Le roi a nommé Nor-borne Berkeley, le baron de Botetourt. ª
John Armstead, qui était ivre, éclata d'un rire bruyant. ´ quel drôle de nom ! ª
Jay lui lança un regard glacial. ´Je crois que le baron espérait quitter Londres peu après mon départ. - C'est le président du Conseil, déclara Thumson, qui assure l'intérim. ª
Jay tenait à montrer qu'il connaissait bien les affaires locales. Il reprit: Ć'est sans doute pourquoi les députés ont été si mal avisés de soutenir la lettre du Massachusetts.ª La lettre en question était une protestation contre les droits de douane. Elle avait été adressée au roi George par la législature du Massachusetts. La législature de Virginie avait ensuite voté une résolution approuvant la lettre. Jay et la plupart des conservateurs de Londres considéraient comme déloyales aussi bien la lettre que la résolution
des Virginiens.
Thumson ne semblait pas de cet avis. Il dit sèchement: ´J'estime que les députés n'ont pas été mal
avisés.
- C'est pourtant l'opinion de Sa Majestéª, riposta Jay. Il n'expliqua pas comment il savait ce que pensait le roi, mais son ton laissait supposer qu'il faisait partie de ses intimes.
Éh bien, je suis désolé de l'apprendre ª, dit Thumson, qui n'avait pas l'air désolé le moins du monde.
Jay avait l'impression de s'avancer en terrain dangereux, mais il tenait à
impressionner ces gens par sa perspicacité ; il poursuivit donc : ´ Je suis tout à fait s˚r
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que le nouveau gouverneur demandera le retrait de cette résolution. ª II avait entendu dire ça à Londres.
Bill Delahaye, plus jeune que Thumson, déclara vigoureusement : ´ Les députés refuseront. ª Sa ravissante épouse, Suzy, lui posa sur le bras une main apaisante, mais il était plein de son sujet et il ajouta : Ć'est leur devoir de dire au roi la vérité, et non pas d'énoncer des phrases vides pour faire plaisir à ces sycophantes conservateurs. ª
Thumson intervint avec tact : Ńon pas, bien s˚r, que tous les conservateurs soient des sycophantes.
- Si les députés, reprit Jay, refusent de retirer leur résolution, le gouverneur sera dans l'obligation de dissoudre l'Assemblée. ª
Roderick Armstead, qui avait moins bu que son frère, déclara: Ć'est curieux à quel point, de nos jours, cela ne change pas grand-chose. ª
Jay fut intrigué. Ćomment cela ?
- Les Parlements coloniaux ne cessent d'être dissous pour une raison ou pour une autre. Ils se réassemblent simplement de façon informelle dans une taverne ou chez un particulier et poursuivent leurs activités.
- Mais dans ce cas-là, ils n'ont pas de statut légal ! ª protesta Jay.
Ce fut le colonel Thumson qui lui répondit : ´ Malgré tout, ils ont l'assentiment des gens qu'ils gouvernent et cela semble être suffisant. ª
Jay avait déjà entendu ce genre de propos dans la bouche d'hommes qui lisaient trop de philosophie. L'idée que les gouvernements tenaient leur autorité de l'assentiment du peuple était une dangereuse absurdité. Cela impliquait que les rois n'avaient aucun droit à régner. C'était le genre de choses que proclamait John Wilkes là-bas, en Angleterre. Jay commençait à
trouver Thumson énervant. Ćolonel, dit-il, à Londres un homme qui tiendrait ce genre de propos pourrait se retrouver en prison.
- Tout à faitª, fit Thumson d'un ton énigmatique.
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Lizzie intervint. Ávez-vous go˚té le sabayon, Mrs. Thumson ? ª
La femme du colonel réagit avec un enthousiasme exagéré. Óh oui, il est très bon, absolument délicieux.
- Tant mieux. C'est si facile de le rater.ª
Jay savait que Lizzie se moquait éperdument du
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