Le pays de la liberté
grands-parents, des hordes d'esclaves pour allumer des feux dans chaque
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chambre et servir de grands repas pris en commun. Pour Lizzie et Jay, c'était un mausolée. Mais la plantation était superbe : des bois touffus, de vastes champs en pente douce et des dizaines de petits ruisseaux.
Elle savait que Jay n'était pas tout à fait l'homme qu'elle avait cru épouser. Il n'était pas l'esprit libre et audacieux qu'il avait paru quand il l'avait fait descendre dans la mine. Et puis son mensonge à propos de l'exploitation du charbon de High Glen l'avait secouée. Finis les joyeux ébats matinaux au lit. Ils passaient le plus clair de la journée chacun de leur côté. Ils déjeunaient et soupaient ensemble, mais jamais ils ne s'asseyaient devant le feu en se tenant les mains sans parler de rien en particulier, comme autrefois. Mais peut-être Jay était-il déçu, lui aussi.
L'heure n'était pas aux regrets. Ils devaient construire leur vie ensemble.
Chaque fois qu'elle ressentait un moment de découragement, elle se souvenait de l'enfant qui grandissait dans son sein. Le bébé avait besoin de son père.
C'était un sujet que Jay n'abordait guère. Il semblait s'en désintéresser.
Mais il changerait quand l'enfant serait né, surtout si c'était un garçon.
Elle rangea la lettre dans un tiroir. Après avoir donné aux esclaves les ordres pour la journée, elle passa son manteau et sortit.
L'air était frais. On était maintenant à la mi-octobre : cela faisait deux mois qu'ils étaient ici. Elle traversa la pelouse et descendit vers la rivière. Elle était à pied : elle était enceinte maintenant depuis six mois passés et elle sentait le bébé donner des coups de pied - parfois douloureux. Elle craignait de lui faire du mal si elle montait à cheval.
Et presque chaque jour, elle faisait des promenades dans le domaine. Des promenades de plusieurs heures. Elle était en général accompagnée de Roy et de Rex, deux lévriers d'Ecosse que Jay avait achetés. Elle suivait de près le travail sur la plantation, car
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Jay ne s'y intéressait absolument pas. Elle suivait le traitement du tabac et comptait les balles de feuilles. Elle veillait à ce que les hommes abattent des arbres et confectionnent des tonneaux. Elle inspectait les vaches et les chevaux dans les prés, les poules et les oies dans la basse-cour. Ce jour-là, c'était dimanche, jour de repos des ouvriers, et cela lui donnait l'occasion de fouiner un peu tandis que Sowerby et Lennox étaient occupés ailleurs. Roy la suivit, mais Rex, paresseux, resta sur le perron.
On avait rentré la récolte de tabac. Il y avait encore beaucoup de travail à faire : faire suinter, tailler, découper et tresser les feuilles avant qu'on puisse les empaqueter dans des barils pour le voyage jusqu'à Londres ou Glasgow. Mais on était arrivé à la fin de la période d'activité la plus intense : l'époque o˘ on travaillait dans les champs de l'aube à la tombée de la nuit et puis o˘ on s'affairait à la lueur des chandelles dans les hangars à tabac jusqu'à minuit.
Il faudrait, songea-t-elle, trouver quelque récompense pour remercier les ouvriers de tous leurs efforts. Même les esclaves et les forçats avaient besoin d'encouragement. L'idée lui vint qu'elle pourrait organiser une fête pour eux.
Plus elle y pensait, plus l'idée lui plaisait. Jay y serait peut-être hostile, mais il n'allait pas rentrer avant deux semaines - Williamsburg était à trois jours de voyage. Tout pourrait donc être préparé et terminé
avant son retour.
Elle suivit la berge du Rappahannock, tout en retournant l'idée dans sa tête. La rivière à cet endroit était peu profonde et parsemée de rochers.
Elle contourna un bosquet de buissons à demi submergés et s'arrêta soudain.
Un homme se lavait, debout dans l'eau jusqu'à la taille, lui tournant le dos. C'était McAsh.
Elle vit les poils de Roy se hérisser, puis il reconnut Mack.
Lizzie l'avait déjà vu une fois nu dans une rivière, voilà près d'un an.
Elle se souvenait l'avoir séché
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avec son jupon. ¿ l'époque, cela lui avait paru tout naturel mais, avec le recul, la scène avait une étrange qualité, comme un rêve : le clair de lune, le bruissement du courant, ce robuste gaillard qui semblait si vulnérable et la façon dont elle l'avait serré contre elle pour le réchauffer.
Elle recula, l'observant au moment o˘ il sortait de l'eau. Il était complètement nu, comme l'autre fois.
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