Le petit homme de l'Opéra
excellents termes avec ces musiciens, a été victime d'une grave indisposition à l'Opéra lors d'une représentation de Coppélia .
— Suspectez-vous des meurtres ? Une tentative d'assassinat ?
— Je suis ici en vue d'obtenir des éclaircissements de ces dames.
— Les deux colombes ont déserté le nid.
L'inspecteur Valmy se baissa brusquement pour dépoussiérer ses bottines de cuir noir. Lorsqu'il se redressa, il affichait une mimique flegmatique.
— Contrariant. Tant pis. J'espère que votre exquise compagne poursuit avec brio sa carrière.
— Elle va être maman.
— Et vous papa ? Une progéniture expédie le plus enragé des détectives au bercail. Mais quel dommage que la peinture perde une artiste telle que Mlle Kherson !
Bien qu'il s'exhortât à l'indifférence, Victor rétorqua :
— Mme Legris. Pourquoi devrait-elle cesser de peindre et moi d'enquêter ?
— Ah ! Vous avouez !
— Non ! Les recherches que je mène concernent les bas instincts de mes semblables.
— Un conseil : renoncez à cuisiner les relations de l'archiduchesse et de Mlle Vologda. Pêche interdite à l'Opéra ! Mes hommages à votre dame, je vous quitte, j'ai à m'entretenir avec M. Rozel.
Les deux hommes se saluèrent civilement. Victor était persuadé que le terrain idéal à sa quête était l'Opéra. L'inspecteur Valmy, dont l'intuition, sa plus fidèle alliée, pressentait une vilaine affaire qu'aucune preuve n'étayait encore, avait la puce à l'oreille. L'évident appétit de Victor Legris à déterrer un fil d'Ariane le confortait. S'il avait insisté sur le mot Opéra, ce n'était pas un hasard. Il permettrait au chien de flairer l'os, et, quand cet os émergerait, il n'aurait plus qu'à le cueillir. Pour l'heure, une seule question le taraudait : lui serait-il possible de se laver les mains chez l'amant de la ballerine ?
Une serviette en turban autour de la tête, Tasha détaillait son visage dans un miroir. La grossesse n'avait pas trop altéré ses traits. Elle s'enduisit de lait antéphélique, puis appliqua les cent coups de brosse réglementaires à sa chevelure et la tordit en chignon. Elle se contorsionna pour juger du résultat.
— Ces taches de son, quelle plaie ! Enfin, il les apprécie, lui.
Prisonnier du cadre argenté posé sur la commode, Victor lui souriait. Kochka ébranla le meuble en s'y frottant.
— Tu mendies ! Ronronne, ronronne, la réponse est niet, gloutonne, tu es gavée. Flûte, où est ma crème Simon ?
En équilibre instable près du cadre, un petit livre dégringola. Elle le ramassa et le feuilleta, pensive. Imprimé sans nom d'auteur à Bruxelles en novembre 96, il s'intitulait Une erreur judiciaire. La Vérité sur l'affaire Dreyfus. Cette brochure de soixante pages n'avait pas été diffusée publiquement mais postée à un certain nombre de notabilités. L'écrivain Anatole France, habitué de la librairie Elzévir, en avait offert une à Victor. Il lui avait récemment appris que Bernard Lazare 21 s'efforçait de rencontrer le vice-président du Sénat, Auguste Scheurer-Kestner, afin de le convaincre de l'innocence d'Alfred Dreyfus. Ni Zola ni Jaurès n'avaient accepté de s'associer à son combat.
Tasha plaqua ses paumes sur son ventre en un geste protecteur. Le souvenir des pogromes perpétrés en Russie restait vivace en elle. Elle avait longtemps cru la France imperméable à la haine, cependant elle redoutait que son enfant ne subît à son tour ce fléau. Depuis la dégradation du capitaine Dreyfus, deux années auparavant, les propos et les caricatures antisémites allaient bon train. Tasha se défiait de ses camarades peintres qui jusqu'alors lui avaient paru hostiles aux discriminations.
Victor surgit à point nommé. De lui, elle était sûre, de son courage, de son amour.
— Tu rentres tard.
Il l'étreignit tendrement.
— Même badigeonnée de pommade, je n'ai qu'un béguin, toi.
Ils échangèrent un baiser.
— Comment te sens-tu, ma chérie ?
— J'ai la trentaine et l'impression d'être une antiquité.
— Les archéologues paieraient cher pour en exposer de si désirables, souffla-t-il, prêt à soulever sa camisole.
Elle se dégagea en riant.
— Tu vas y aller ?
— Où ?
—À la commémoration du cimetière Montmartre en hommage à Charles Fourier.
— C'est pour l'oncle Émile que je fais acte de présence, je le lui ai promis sur son lit de mort. Me prends-tu pour un ignorant ? Je sais que les écrits de Fourier contiennent
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