Le petit homme de l'Opéra
sans relâche.
Il tira deux manuels scolaires intitulés L'Allemand sans effort de dessous sa paillasse, s'allongea sur le lit et se plongea dans l'étude.
Le remords de déserter le nid dès potron-minet n'avait pas été de taille à étouffer la joie de Victor. À mesure que sa bicyclette Alcyon prenait de la vitesse, il se grisait de parcourir des rues somnolentes où seuls quelques balayeurs stationnaient aux carrefours. L'air jauni par la clarté des réverbères pâlissait. Rue Blanche, une rixe opposant des piliers de café pressés de se brûler le gosier l'immobilisa plusieurs minutes. Leurs onomatopées lui évoquèrent le carnaval qui avait enfiévré la ville le mois précédent. Il s'était complu à photographier de nombreux chars, notamment celui des concierges et des locataires, celui de la ligue des bonnets à poil fêtant le centenaire du haut-de-forme, et celui des rayons X sur lequel une immense balance abritait Jonas soupant auprès de deux aimables lavandières.
Rencontré à cette occasion, Georges Méliès l'avait convié à visiter l'atelier de poses construit au cours de l'hiver dans le jardin de sa villa de Montreuil. Victor conservait le souvenir émerveillé du hangar vitré de soixante-dix-huit mètres carrés. L'achèvement de ce studio, unique au monde, n'avait pas attisé la moindre curiosité de la presse. Pas un journaliste au défilé des acteurs devant des toiles peintes en camaïeu. Méliès avait l'intention de filmer non seulement des scènes fantastiques ou comiques, mais aussi l'actualité. Son projet en ce domaine serait de reconstituer la guerre gréco-turque qui venait d'éclater. Victor avait eu droit à la primeur d'un reportage sur le cortège du Bœuf gras, place de la Concorde. Il avait quitté Montreuil avec la conviction de participer un jour à l'aventure du cinématographe.
Il dépassa l'hôtel du Petit Journal et ralentit face au square Montholon. Sur les pelouses bordées de plates-bandes pointaient des touffes de jonquilles. Quelques nourrices promenaient déjà des bambins sous les arbres encore dégarnis. Comment dénicher l'immeuble où vivait Olga Vologda ? Interroger les concierges était une démarche parfois fructueuse mais qui exigeait une infinie patience, et Victor était fatigué de sa course.
« Tu vieillis, tes articulations protestent, et ton cerveau s'embrouille, pauvre idiot qui t'obstines à singer les limiers ! »
L'intérêt suscité par son équipement de cycliste, cadeau de Kenji aux dernières étrennes, le servit. Un vieux monsieur à pardessus écossais s'approcha de lui.
— Excusez mon impertinence, jeune homme, mais puis-je me permettre de m'informer de l'adresse de votre tailleur ? Mon neveu est un adepte du vélocipède, il serait ravi de posséder de tels vêtements.
Flatté du « jeune homme », Victor expliqua que la veste croisée boutonnée haut et la culotte resserrée aux mollets provenaient, ainsi que les chaussures de cuir, de la boutique American Fashion sise boulevard des Capucines.
— À propos, monsieur, si vous êtes du quartier, connaîtriez-vous la célèbre ballerine russe, Olga Vologda ? Ma mémoire est capricieuse, j'oublie sans cesse le numéro de son immeuble.
— Vous avez de la chance, elle occupe l'appartement de M. Rozel, deux étages au-dessus du mien. Les locataires en font des gorges chaudes, une pétition circule. Il cohabite avec deux femmes, une danseuse et une dame au nom slave à la réputation sulfureuse. Pensez, elle s'est exhibée à moitié nue sous le pseudonyme de Fiammetta sur les planches de l'Éden-Théâtre!
— S'agirait-il de M. Rozel, le photographe de la Madeleine ?
Le vieux monsieur opina d'une mine égrillarde, signe qu'il n'eût pas refusé de reluquer la performance de Fiammetta.
Des valises encombraient le vestibule. Un valet de pied, affligé d'un rhume qui l'obligeait à éponger fréquemment son nez camus, les emportait l'une après l'autre.
— Que Monsieur s'installe dans le salon d'apparat, M. Rozel ne va plus tarder ; il s'octroie un peu de repos, il s'est épuisé à Biarritz. Plaise à Dieu, Monsieur a échappé à la maladie de Madame, ce n'était guère réjouissant, ces malaises et ces conciliabules avec le médecin, la mort nous a frôlés de près...
Outre qu'il détestait les scènes de l'Antiquité, Victor éprouvait envers les éléphants une peur datant de son enfance. Il tourna le dos aux cohortes d'Hannibal pour affronter l'empereur Jules
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