Le pianiste
une émission pour qu’ils pointent leurs canons sur l’immeuble
de la radio.
Alors que le dénouement du siège approchait, la hantise du
sabotage a atteint un niveau d’hystérie jusqu’alors inégalé. N’importe qui pouvait
être désigné comme espion infiltré et abattu sur-le-champ, sans avoir le temps
de plaider son innocence. C’est ainsi qu’une dame âgée qui habitait au
quatrième étage du bâtiment où nous avions trouvé refuge chez nos amis, une
célibataire qui enseignait la musique, avait la double malchance de s’appeler
Hoffer et de ne pas craindre le danger. Sa témérité, à vrai dire, pouvait
aisément passer pour de l’excentricité puisque aucune attaque aérienne, aucun
pilonnage n’était capable de l’amener à descendre aux abris et de renoncer aux
deux heures d’exercices qu’elle consacrait quotidiennement à son piano avant le
déjeuner. Son immuable emploi du temps la conduisait également à nourrir trois
fois par jour les oiseaux en cage qu’elle élevait sur son balcon. Dans Varsovie
assiégée, ce style de vie devait immanquablement provoquer la perplexité, puis
les soupçons. Les bonnes de l’immeuble, qui se retrouvaient régulièrement dans
la loge du concierge pour échanger leurs points de vue sur la situation, avaient
longuement débattu de son cas et l’avaient soumise à une constante surveillance
avant de parvenir à la conclusion qu’une vieille fille affublée d’un nom aussi
germanique ne pouvait qu’être allemande, et que ses gammes constituaient en
réalité un code secret qui lui permettait d’indiquer aux pilotes de la Luftwaffe
les objectifs sur lesquels déverser leurs bombes. À l’issue de leurs
délibérations, ces femmes surexcitées avaient assailli l’originale chez elle, l’avaient
ligotée puis l’avaient enfermée dans une des caves du bâtiment, en compagnie
des oiseaux, preuve indiscutable de ses activités d’espionne. Sans le vouloir, elles
devaient lui sauver la vie, car quelques jours plus tard un obus atteignait l’appartement
de la dame, le dévastant de fond en comble.
C’est le 23 septembre que j’ai joué pour la dernière fois
devant un microphone de la radio. Encore aujourd’hui, j’ignore comment je suis
arrivé à rejoindre le studio ce jour-là, sautant de porche en porche, traversant
les rues à toutes jambes dès que j’avais l’impression que les explosions s’éloignaient
un peu de la zone que je traversais. À l’entrée du centre radiophonique, j’ai
croisé notre maire. Hirsute, mal rasé, il semblait au bord de l’épuisement, ne
s’étant pas accordé un instant de sommeil depuis une semaine. C’était l’âme de
la défense de Varsovie, Starzynski, le véritable héros de notre cité. L’entière
responsabilité de notre sort reposait sur ses épaules et il était partout, inspectant
les tranchées, surveillant l’édification des barricades ou la mise en place de
nouveaux hôpitaux de campagne, veillant à la juste répartition des rares vivres
encore disponibles, s’occupant de la défense antiaérienne ou de la lutte contre
les incendies, et malgré tout cela il trouvait encore le temps de s’adresser
chaque jour à la population. Tout le monde attendait avec impatience ses
interventions radiodiffusées, qui insufflaient à chacun un courage renouvelé. Tant
que le maire gardait confiance, personne n’aurait pensé à baisser les bras. Les
événements semblaient plutôt favorables à notre cause, d’ailleurs : les
Français avaient enfoncé la ligne Siegfried, Hambourg venait d’être sévèrement
bombardé par l’aviation britannique, les soldats anglais allaient prendre pied
sur le sol allemand d’un moment à l’autre… Ou c’est que nous croyions alors, en
tout cas.
Ce 23 septembre, donc, mon récital d’œuvres de Chopin a
constitué l’ultime programme musical retransmis en direct de Varsovie. Pendant
tout le temps que je jouais, les obus explosaient tout près du studio, des
immeubles voisins étaient la proie des flammes. Dans ce vacarme, j’arrivais à
peine à entendre mon piano. À la fin, j’ai dû attendre deux longues heures
avant que le bombardement ne perde assez d’intensité pour me permettre de me
risquer dehors. De retour à l’appartement, j’ai été accueilli par mes parents, mes
sœurs et mon frère comme si je venais de me relever de ma tombe. Ils étaient
persuadés que j’avais été tué. Notre bonne était la seule à juger que
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