Le pianiste
Avant-propos
Même si mon père s’est très longtemps abstenu de la moindre
allusion à ses années de guerre, elles ont accompagné toute mon enfance. J’avais
douze ans lorsque je me suis discrètement emparé du livre que l’on va trouver
ici, rangé sur une étagère retirée de notre bibliothèque. C’est par lui que j’ai
découvert pourquoi je n’avais pas de grands-parents paternels et pour quelle
raison mon père ne parlait jamais de sa famille. Une partie de mon identité se
révélait ainsi à moi. Il savait que je l’avais lu, j’en étais certain, et
pourtant pas une fois nous ne l’avons évoqué ensemble. C’est peut-être ce qui
explique qu’il ne me soit pas venu à l’idée qu’il puisse présenter quelque
intérêt à d’autres que moi jusqu’à ce que mon ami Wolf Biermann m’en fasse la
remarque le jour où je lui ai raconté l’histoire de mon père.
Moi qui ai vécu de nombreuses années en Allemagne, je suis
très conscient du douloureux silence qui continue à séparer les Juifs des
Allemands et des Polonais. Mon espoir est que ce livre permette d’apaiser
certaines blessures qui demeurent à vif aujourd’hui encore.
Wladyslaw Szpilman, mon père, n’était pas un écrivain [1] . Sa
profession consistait à être « un homme en qui la musique est vivante »,
ainsi que le formulent les Polonais : un pianiste et un compositeur qui a
toujours représenté une source d’inspiration et de renouvellement dans la vie
culturelle de la Pologne.
C’est à l’Académie des arts de Berlin qu’il avait parachevé
sa formation pianistique sous la direction d’Arthur Schnabel, tout en étudiant
la composition avec Franz Schreker. À l’arrivée au pouvoir d’Hitler en 1933, il
était retourné à Varsovie où il était devenu pianiste à la radio polonaise. En
1939, il avait déjà écrit plusieurs musiques de film ainsi que de nombreux
lieder, des chansons et des ballades qui connurent une grande popularité en
leur temps. Avant que la guerre éclate, il avait joué en compagnie de Bronislav
Gimpel, violoniste de réputation mondiale, d’Henryk Schœring et d’autres
interprètes fameux.
À partir de 1945, il avait repris ses activités à la radio
polonaise tout en recommençant à donner des concerts, en soliste ou en
formations de chambre. Il avait alors composé des œuvres symphoniques ainsi qu’environ
trois cents chansons, dont plusieurs sont devenues des succès populaires. Il
avait également écrit des partitions pour les enfants, d’autres musiques de
film encore, ou pour des dramatiques radiodiffusées.
Mon père a dirigé le service musical de la radio polonaise
jusqu’en 1963, date à laquelle il a renoncé à cette fonction pour consacrer
plus de temps à ses concerts et au Quintette de Varsovie, qu’il avait fondé
avec Bronislav Gimpel. Il a mis fin à sa carrière de concertiste en 1986, après
plus de deux mille apparitions en public dans le monde entier, et s’est dès
lors consacré entièrement à la composition.
Personnellement, je ne puis que déplorer que son œuvre de
compositeur soit restée presque inconnue en Occident. À mon avis, cela s’explique
en partie par la longue division de l’Europe en deux zones politiques, mais
aussi culturelles, qui a suivi la Seconde Guerre mondiale. Et puis la musique
de divertissement dispose d’une audience bien plus large que la musique
classique, dite « sérieuse », et sur ce point la Pologne ne constitue
pas une exception. Alors que plusieurs générations de Polonais ont grandi en
fredonnant des airs composés par mon père – car il a été un maître du genre pendant
des décennies –, ces ballades n’ont jamais pu franchir la frontière occidentale
du pays.
Wladyslaw Szpilman a écrit la version initiale de ce livre
en 1945, avant tout pour lui-même plutôt que pour un lectorat potentiel ; d’après
moi, c’était un retour sur de terribles expériences, qui lui permettait de se
libérer de ses émotions les plus poignantes et de continuer à avancer dans la
vie. Depuis, il n’avait jamais été réédité, quand bien même plusieurs maisons d’édition
polonaises ont tenté de le remettre à la disposition des nouvelles générations
dans les années soixante. Chaque fois, ces efforts ont été contrariés sans
aucune explication officielle mais pour des raisons évidentes qui n’appartenaient
qu’aux autorités de l’époque.
Plus de cinquante ans après sa première
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