Le pianiste
d’aventure on venait l’interrompre avec quelque mauvaise nouvelle
il écoutait en fronçant les sourcils, ses traits s’altéraient un instant puis
reprenaient une expression dégagée et il calait à nouveau son instrument sous
son menton en répliquant chaque fois : « Ah ! peu importe… Dans
un mois, les Alliés seront là, c’est certain. » Cette réponse immuable à
toutes les incertitudes et difficultés de la période était pour lui une manière
de refermer la porte qui protégeait son monde personnel, celui de la musique. Là
où il était le plus heureux.
Hélas, dès que les gens autour de nous, après s’être procuré
des générateurs, ont été en mesure de réécouter les radios internationales, le
tableau de la situation qui a commencé à circuler ne confirmait en rien l’optimisme
de Père. Tout ce en quoi nous avions cru se révélait infondé : les
Français n’avaient aucunement l’intention de forcer la ligne Siegfried, pas
plus que les Anglais de bombarder Hambourg et a fortiori de débarquer
sur les côtes allemandes…
Les nazis, par contre, s’étaient entre-temps lancés dans leurs
rafles raciales à Varsovie. Elles avaient débuté dans la confusion, avec une
maladresse qui laissait presque penser que leurs auteurs avaient honte de ces
nouvelles techniques d’humiliation et de dégradation de leur prochain, ou du
moins qu’ils manquaient encore de pratique en ce domaine.
Des voitures banalisées sillonnaient les rues, venant
soudain se garer le long du trottoir dès qu’un Juif était en vue. Une portière
s’ouvrait alors, une main surgissait dehors, l’index recourbé : « Toi,
viens ! » À l’issue de ces enlèvements sommaires, leurs victimes
faisaient le récit de ces premiers exemples de brutalités, qui se limitaient
encore à des gifles, des horions, parfois des tabassages en règle. Mais en
raison même de leur nouveauté ceux qui avaient subi ces traitements en étaient
particulièrement révoltés, une claque reçue d’un Allemand étant jugée
déshonorante : ils allaient mettre du temps à comprendre que ces gestes de
violence n’avaient pas plus de signification morale que la ruade ou le coup de
patte d’un animal.
À ce stade, le ressentiment envers le gouvernement et le
commandement militaire polonais, qui avaient l’un et l’autre préféré s’enfuir
en abandonnant le pays à son sort, était en général plus vivace que la haine
des Allemands. Nous nous rappelions tous avec amertume les mots de ce maréchal
jurant qu’il ne laisserait pas un seul bouton de son uniforme à l’ennemi, promesse
qu’il avait tenue, certes, mais uniquement parce qu’ils étaient restés cousus à
sa veste quand il était parti se mettre à l’abri à l’étranger. On pouvait même entendre
communément l’opinion selon laquelle notre situation pourrait s’améliorer puisque
les Allemands étaient susceptibles de remettre de l’ordre dans ce chaos qu’était
devenue la Pologne.
Après avoir remporté la phase militaire du conflit, les
occupants ont cependant rapidement accumulé les déroutes politiques. La première
exécution arbitraire de cent Varsoviens innocents en décembre 1939, allait
marquer un tournant décisif : en l’espace de quelques heures, un mur de haine
s’était édifié entre Allemands et Polonais, qu’aucune des parties ne serait
désormais en mesure de franchir, quand bien même les nazis allaient risquer
quelques tentatives dans ce sens au cours des années suivantes.
Les premiers décrets promettant la peine capitale aux
récalcitrants ont commencé à être placardés sur les murs. Le plus important, qui
concernait le commerce du pain, stipulait que toute personne surprise en train
d’acheter ou de vendre cette denrée de base à un prix supérieur à ceux pratiqués
avant guerre serait abattue sur-le-champ. Cette menace nous avait tellement
traumatisés, à la maison, que nous avions renoncé à manger du pain pendant des
jours et des jours, préférant nous rabattre sur les pommes de terre et autres
féculents. Et puis Henryk avait découvert qu’il y en avait toujours en vente et
que ceux qui en achetaient n’étaient pas obligatoirement foudroyés sur place, de
sorte que nous avions repris nos habitudes alimentaires ! Pendant les cinq
ans qu’a duré l’occupation, il n’a jamais été révoqué, ce décret, et puisque
tout le monde continuait à consommer quotidiennement du pain des millions
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