Le pianiste
instant, dans toute ma naïveté…
Nowy Swiat n’était plus qu’un étroit passage se faufilant
entre des monceaux de décombres. À chaque carrefour, il fallait contourner des
barricades de trams renversés et de pavés empilés. Des cadavres en
décomposition s’entassaient partout. Affamés par le blocus, les gens se ruaient
sur les chevaux morts, au milieu des ruines encore fumantes.
Aleje Jerozolimskie (allées de Jérusalem), j’ai aperçu une
motocyclette arriver du pont sur la Vistule. Deux soldats vêtus d’uniformes
verts et de casques en acier que je ne reconnaissais pas étaient juchés dessus.
Ils avaient tous deux des yeux d’un bleu très pâle dans des visages massifs, impassibles.
Après s’être rangés le long du trottoir, ils ont hélé un garçon qui passait par
là et qui s’est approché d’un pas hésitant. « Marchallstrasse ! Marchallstrasse ! »
Ils ont continué à répéter ce seul mot. Le nom de la rue Marszalkowska en
allemand. Le garçon s’était figé sur place, bouche bée, incapable de former un son.
Les soldats ont fini par perdre patience. « Oh ! et puis au diable ! »
s’est exclamé le conducteur avec un geste exaspéré. Il a remis les gaz et la
moto s’est éloignée en vrombissant.
Ce sont les premiers soldats allemands que j’ai vus dans ma
ville.
Quelques jours plus tard, les murs de Varsovie se sont
couverts d’une proclamation signée du commandement nazi. Rédigée en allemand et
en polonais, elle promettait à la population le retour à une existence normale
sous la protection du Reich. Un paragraphe était spécialement consacré aux
Juifs, leur garantissant tous leurs droits et l’inviolabilité de leurs biens, ainsi
que leur complète sécurité personnelle.
3
Mon père fait des courbettes
Nous sommes retournés rue Sliska. Contre toute attente, l’appartement
était intact, hormis les vitres, bien entendu. Les portes étaient restées
closes et même les plus fragiles bibelots étaient demeurés à leur place. Dans
le quartier, nombre de maisons avaient connu le même sort, des dégâts relativement
mineurs. Au fil des jours, en commençant à renouer contact avec nos
connaissances, nous nous sommes rendu compte que malgré les destructions
endurées le cœur de la ville battait encore, qu’elle avait été moins atteinte
que nous ne l’avions d’abord cru en nous risquant dans ces vastes champs de
décombres d’où la fumée s’élevait toujours.
Le même constat s’appliquait aux habitants. Initialement, le
chiffre de cent mille morts avait couru, soit dix pour cent de la population de
Varsovie, ce qui avait provoqué la consternation générale. Le temps passant, nous
avons appris qu’il fallait déplorer environ vingt mille victimes.
Parmi elles, des amis que nous avions vus quelques jours
plus tôt gisaient désormais sous les ruines ou avaient été déchiquetés par les bombes.
Deux collègues de ma sœur Regina avaient péri dans l’effondrement d’un immeuble
de la rue Koszykova. Pour passer devant, on était obligé de presser un mouchoir
contre ses narines à cause de l’odeur pestilentielle dégagée par les cadavres
prisonniers de la cave qui se glissait par les soupiraux, s’infiltrait partout,
infestant l’air alentour. Rue Mazowiecka, c’était l’un de mes confrères qui
avait été tué : il avait fallu retrouver sa tête pour déduire que les
débris sanguinolents dispersés là étaient tout ce qui restait d’un violoniste
de talent.
Aussi épouvantables eussent-elles été, ces informations ne
pouvaient entamer le plaisir tout animal que nous éprouvions à être toujours en
vie et à savoir que ceux qui avaient échappé à la mort ne couraient plus de
danger immédiat. Certes, notre subconscient imposait un voile de honte sur
cette sensation viscérale, mais dans cet univers inconnu où tout ce que nous
avions jadis cru immuable avait été détruit en l’espace d’un mois, les choses
de la vie les plus simples, les détails les plus prosaïques, tout ce que nous
remarquions à peine auparavant, avaient désormais une profonde résonance :
le confort rassurant d’un lourd fauteuil, la vue apaisante d’un poêle en faïence
blanche, les craquements du parquet devenaient un douillet prélude à l’harmonie
du foyer familial.
Père a été le premier à reprendre la pratique de la musique.
Il réussissait à s’abstraire de la réalité en jouant du violon pendant des
heures, et si
Weitere Kostenlose Bücher