Le pianiste
toute
cette inquiétude n’avait pas de sens : « Il avait ses papiers sur lui,
n’est-ce pas ? a-t-elle souligné ; s’il était mort, ils auraient
vivement su où le transporter. »
Le même jour, à trois heures et quart de l’après-midi, Radio
Pologne cessait d’émettre. Ils étaient en train de passer un enregistrement du Concerto
pour piano en do majeur de Rakhmaninov, dont le deuxième mouvement
empreint d’une beauté sereine venait juste de s’achever, lorsqu’une bombe
allemande a détruit le transformateur électrique de la station. Dans toute la
ville, les postes ont été réduits au silence.
Vers le soir, en dépit des tirs d’artillerie qui faisaient à
nouveau rage, j’ai essayé de me remettre à la composition du Concertino pour
piano et orchestre sur lequel je m’étais efforcé de travailler tant bien
que mal durant tout le mois de septembre. La nuit était tombée quand j’ai
risqué la tête par la fenêtre. Dans la lueur écarlate des flammes, la rue était
déserte, sans autre bruit que les échos de détonation. À gauche, la rue Marszalkowska
était en feu, de même que Krolewska et la place Grzybowski derrière nous, ainsi
que la rue Sienna droit devant. De lourdes volutes de fumée sanglante pesaient
sur les toits. La chaussée et les trottoirs étaient jonchés des tracts blancs
que déversaient les Allemands et que personne ne ramassait car on les disait
imprégnés d’un poison mortel. Sous un lampadaire du carrefour, deux corps
étaient étendus à terre, l’un avec les bras en croix, l’autre recroquevillé sur
lui-même, comme plongé dans le sommeil. Devant la porte de notre bâtiment, il y
avait le cadavre d’une femme dont la tête et une des jambes avaient été
arrachées, un seau renversé à ses pieds. Elle avait été tuée en allant chercher
de l’eau au puits, et elle perdait son sang en un long filet sombre qui avait
glissé dans le caniveau et disparaissait à travers une grille d’égout.
Un fiacre est apparu. Il avançait lentement dans notre rue, venant
de Wielka et se dirigeant vers Zelazna. Comment il avait pu arriver jusque-là
demeurait un mystère, de même que le calme affiché par le cocher et son cheval :
on aurait cru qu’ils se déplaçaient dans une autre ville, une cité en paix. À l’angle
de la rue Sosnowa, le conducteur a tiré sur les rênes, hésitant visiblement à s’y
engager ou à continuer tout droit. Après quelques secondes de réflexion, c’est
ce dernier choix qu’il a fait et il a lancé sa bête au trot en claquant la
langue. Ils avaient avancé d’une dizaine de pas lorsque j’ai entendu un
sifflement, puis une déflagration, et l’artère s’est illuminée d’un coup, comme
sous l’effet d’un flash d’appareil photographique. Quand mes yeux éblouis se
sont réaccoutumés à la pénombre, il n’y avait plus de voiture mais seulement
des éclats de bois, des débris de roues et de timon, des lambeaux de
capitonnage et les restes déchiquetés de l’homme et du cheval, éparpillés le
long des bâtiments. S’il avait pris la rue Sosnowa…
Les terribles journées des 25 et 26 septembre sont arrivées.
Dans le grondement incessant des canons, traversé par le sifflement aigu des
avions en piqué qui faisait penser à des perceuses électriques en train de
perforer du fer, les explosions se succédaient sans relâche. L’air chargé de
fumée, de poussière de plâtre et de briques pulvérisées s’infiltrait partout, prenant
à la gorge les habitants cloîtrés dans les caves ou dans leurs appartements, aussi
loin que possible de la rue.
Je ne sais toujours pas comment j’ai pu survivre à ces
moments. Dans la chambre, chez mes amis, quelqu’un assis juste à côté de moi a
été tué par un éclat d’obus. J’ai passé deux nuits et un jour avec dix autres
personnes, debout dans un minuscule cabinet de toilette. Quelques semaines plus
tard, alors que nous n’arrivions pas à y croire et que nous avions tenté de
répéter l’expérience, nous avons constaté que nous ne pouvions y entrer qu’à
huit, au grand maximum, même en nous serrant à la limite de l’étouffement. La
peur panique de la mort expliquait seule cet exploit.
Mercredi 27 septembre, Varsovie capitulait. Deux jours se
sont écoulés encore avant que je n’ose m’aventurer dehors. Je suis revenu
effondré, atterré par ce que j’avais vu. La ville n’existait plus. Ou du moins
c’est ce que je pensais à cet
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