Le piège de Dante
place au côté des membres de son Conseil restreint, des Dix et du chef de la Quarantia Criminale , secondé par Antonio Brozzi. Derrière eux s’étendait le fameux Paradis du Tintoret, peint en 1590, l’une des plus vastes huiles sur toile au monde, regorgeant de personnages et d’allusions symboliques. Palma le Jeune, Bassano avaient réalisé les fresques du plafond et, dans l’ovale qui en faisait le coeur, Véronèse avait peint L'Apothéose de Venise : c’était celle-ci que contemplait Pietro, s’amusant à peine de la sombre ironie de cet intitulé, en un moment aussi difficile que celui d’aujourd’hui. En arrivant sur la place Saint-Marc, une heure plus tôt, il avait croisé une foule de badauds qui faisaient la queue devant la basilique. Il avait aperçu la silhouette de Maître Eugène-André Dampierre, le peintre français, qui faisait le coq sous les panneaux bariolés annonçant l’exposition de ses oeuvres. Celles-ci avaient dû être installées dans le narthex, ainsi qu’il était prévu. Le Doge devrait une fois de plus faire comme si de rien n’était en retrouvant l’ambassadeur de France pour l’inauguration officielle, qui aurait lieu dans le courant de la journée, avec la bénédiction des clercs de San Marco. Mais, pour le moment, l’ambiance n’était pas aux réjouissances. D’ordinaire, le Grand Conseil se réunissait tous les dimanches et les jours de fête. Les séances s’achevaient à dix-sept heures, lorsque Loredan terminait lui-même ses audiences et que fermaient les magistratures. Si la discussion n’était pas terminée, elle était reportée. En cas de troubles graves ou de révision des institutions, la correzione , comme on l’appelait, le Grand Conseil en venait à siéger quotidiennement. Et de fait, la séance de ce matin – on était mardi – avait ce caractère exceptionnel. Toute la noblesse de Venise était là, raide et compassée, affublée de longues perruques, en veste noire ou rouge. Devant ces centaines de Vénitiens poudrés, Emilio Vindicati rendait compte des menaces pesant sur la lagune et des éléments que le Conseil des Dix avait en sa possession. Un exercice difficile, car « pour les besoins de l’enquête », comme il le disait si bien, certaines de ces informations devaient être... passées sous silence. Voilà qui avait de nouveau été l’occasion d’une dispute brûlante avec Pietro. « Pas question d’attaquer Ottavio frontalement en pleine séance du Grand Conseil, Pietro ! Prononce seulement son nom et, sachant qui tu es, ils te tailleront en pièces du haut de leurs bancs. Tu anéantirais toi-même tous tes efforts. — Mais alors, quoi? s’était écrié Pietro. Ottavio était-il intouchable? La découverte du Panoptique, cette invention digne d’un Léonard de Vinci, ne suffisait-elle pas ? — Oui, je te crois, avait répondu Emilio. Nous tenons enfin quelque chose de sérieux. Mais il nous faut agir plus finement. Ottavio n’a pu élaborer tout seul pareille invention, et la Lonati n’a identifié personne nommément. Je vais en parler au Doge, et tâcher d’envoyer nos inquisiteurs chez Ottavio. Je te rappelle qu’il me manque toujours l’essentiel : une preuve, Pietro ! Sans le document que tu dis avoir vu, je ne peux rien faire! Et n’oublie pas que nous avons un avantage : s’il doit deviner le danger, Ottavio ne sait sans doute pas qu’il est au bord de tomber... Alors s’il te plaît : ne gâche pas tout par un mouvement d’humeur ! »
Certes, Pietro pouvait entendre ce langage. Il maudissait le sort de ne pas s’être emparé des plans du Panoptique lorsqu’il les avait eus sous les yeux ; en même temps, il se souvenait de la raison de son choix, et n’avait rien à regretter. Il eût été trop risqué de mettre Anna Santamaria en péril. Un péril plus que jamais réel. Pietro était inquiet. Il fallait absolument éloigner Anna d’Octavio et la mettre à l’abri. Les Stryges ne plaisantaient pas, l’Orchidée Noire en avait eu suffisamment de démonstrations. Et s’il arrivait à Anna la moindre chose, Pietro ne se le pardonnerait jamais. Il devait faire pression sur Vindicati pour obtenir la garantie qu’il la placerait en sûreté... Ou bien, il agirait par lui-même. Sans lui demander son avis.
Et quels que soient les risques.
En attendant, au palais, en ce début de mois de mai, on croyait rêver. Les nobles pâlissaient, certains poussaient des exclamations, d’autres
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