Liquidez Paris !
A LA SECTION 91, ON NE FAIT PAS DE QUARTIER
LES grenades pilonnent tous les sentiments. Le blockhaus est disloqué, un des côtés est presque englouti dans le sable, l’autre se dresse comme un moignon gris.
Les grenades, c’est bien pire que les bombes ; on peut calculer la retombée d’une bombe, et puis le bruit de la grenade est infernal comparé à celui d’une bombe. Petit-Frère joue avec une grenade à main dont l’anneau pend dangereusement hors du manche. Lui et moi sommes les meilleurs lanceurs de grenades de la section ; il les lance à cent dix-huit mètres, moi à cent dix, personne n’en fait autant.
Une explosion monstrueuse… le blockhaus vacille. Tout s’éteint. Il fait un noir d’encre. Le commandant Hinka surgit la tête la première, son uniforme en loques, son moignon sortant d’une déchirure de sa manche. La blessure ne s’est jamais tout à fait cicatrisée depuis bientôt deux ans qu’il a perdu son bras.
Une horde de rats déferle et nous submerge en piaillant. L’un d’eux s’accroche de la poitrine de Hinka en découvrant ses dents jaunes ; d’un revers de main, Petit-Frère le rejette de l’autre côté de l’abri où il est déchiré par ses congénères ; ce sont les mangeurs de cadavres, et il y en a beaucoup depuis quelque temps.
L’artillerie de marine tire comme une folle sur les murs de béton ; les fantassins débarqués foncent sur nous ; on les abat à coups de grenades à main. Il nous semble être au milieu d’un gigantesque tambour sur lequel tapent à tour de bras des milliers de déments, et ça dure depuis des heures…
Porta propose une partie de 421, mais personne ne fait attention au jeu. On tend l’oreille… Quand vont-ils attaquer ? Pourvu qu’ils ne se servent pas de lance-flammes ! Nous serions perdus, et nous savons qu’ils ne font pas de quartier ; les tracts nous ont avertis : « Rendez-vous, tous les combattants seront liquidés. » Propagande aussi bête que la nôtre, nous nous battrons comme des rats, le dos au mur.
Le Vieux se balance doucement en regardant son casque et sans se douter que je le surveille ; je vois des larmes couler sur ses joues, c’est un homme qui n’en peut plus.
Coup de tonnerre ! Le toit de l’abri s’effondre sur nos têtes et nous voilà devenus des cariatides vivantes. On se précipite, on dresse des poteaux à grands coups de marteau… Les jambes écartées, je supporte une lourde poutre avec Petit-Frère qui ne dit mot. Tous mes os craquent. Porta et le commandant Hinka vont s’effondrer… la poutre nous écrase, Mais par bonheur, Gregor accourt. Le plafond tient. Nous ne sommes pas encore enterrés vivants. Soulagement et tournée de calvados.
Porta reprend son tapis vert sur lequel le petit légionnaire lance les dés. Nous jouons deux paquets de cigas, (cigarettes hilarantes), tandis qu’une recrue hurle de douleur. Le canon lui est tombé dessus et il a les deux jambes écrasées. L’infirmier lui fait une piqûre de morphine, mais jamais plus il ne marchera.
La peur… nous commençons à avoir peur, donc la folie n’est pas loin. Pour un rien, on se mettrait à s’entretuer. Une nouvelle horde de rats serait la bienvenue.
Le tapis vert est remballé. Attente… Les heures s’écoulent. On apprend la patience dans l’armée. Petit-Frère joue de l’harmonica en battant la mesure de tout son grand corps sur lequel pend la veste de camouflage. Est-ce le jour, est-ce la nuit ? Au-dehors, il ne doit rien rester de vivant. Une fumée épaisse nous cache jusqu’au soleil. Combien de temps s’est-il écoulé ? Des heures, des semaines ? Nul ne le sait.
Porta jette son casque, dit quelque chose que nous ne comprenons pas et distribue encore une fois les cartes ; mais ça aussi, il faut y renoncer, on ne distingue même pas les couleurs, et puis gagner ou perdre, qu’est-ce que ça peut faire ? On n’a même plus envie de tricher. Qu’est-ce qui compte sous un pilonnage ? Il y a longtemps qu’on le sait. Attente…
Porta ouvre la « ration de fer », et nous le regardons manger avec indifférence ; le commandant lui-même ne dit rien bien que ce soit expressément défendu. Les « rations de fer » ne doivent être ouvertes que sur un ordre exprès du commandant. Porta se met à bâfrer en se servant d’une baïonnette comme cuiller, puis il boit l’eau qui sert à refroidir la mitrailleuse. Nul ne proteste non plus. Qu’est-ce qui compte sous un
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