Le piège de Dante
parfait qui se moulait dans la moire, les broderies et la dentelle ; elle avait été danseuse et sa seule allure envoûtait le promeneur. Elle y ajoutait ce parfum de mystère prompt à susciter tous les fantasmes, tantôt en se cachant derrière un loup de circonstance, tantôt par la seule vertu d’une rhétorique émoustillante et elliptique, qui lui permettait de ferrer ses adorateurs avec un talent inégalable. Elle recevait dans sa villa, qui donnait sur le Grand Canal et dont, comme le reste, elle avait hérité. Son mariage lui avait évité l’obscurité du couvent ; finalement, elle lui devait tout. Messer Saliestri avait été si proche de ses ducats qu’il en était devenu légendaire : on chuchotait qu’autrefois il comptait chaque minute comme un sou, parce que, selon ses propres termes, le temps était « une ressource rare ». A ce pingre sans égal, Luciana continuait aujourd’hui de rendre hommage. Elle brûlait des cierges à sa mémoire, en même temps qu’elle dilapidait tranquillement la fortune qu’il avait amassée. Elle était aussi dépensière qu’il avait été cupide. Luciana avait trouvé d’autres activités pour satisfaire ses penchants : elle se donnait à quiconque lui paraissait digne d’elle. La compagnie de Marcello l’avait amusée un temps. Celle de Giovanni Campioni, membre du Sénat, revêtait d’autres enjeux. Mais de toute évidence – et à moins qu’elle ne simulât, ce dont elle était d’ailleurs fort capable – elle ignorait encore ce qui s’était passé au San Luca.
Conformément aux instructions d’Emilio Vindicati, Pietro avait brûlé le rapport que son mentor lui avait remis, en quittant la Quarantia , la veille au soir. Ce matin, il avait interrogé l’ensemble du personnel du théâtre pour vérifier les alibis, avec le soutien de Brozzi et de Landretto. Les résultats n’avaient guère été probants; aussi s’était-il décidé à rencontrer Luciana dans sa villa du Grand Canal. La villa Saliestri était l’un de ces petits bijoux vénitiens dont le flâneur imagine à peine l’existence, trompé par une façade délabrée qui lui cache un intérieur des plus extraordinaires. Une fois franchies les arches de l’entrée, on pénétrait dans un jardin qui, ainsi logé au milieu de nulle part, tenait du rêve absolu : une fontaine en son centre, des parterres de fleurs, quelques allées entortillées devant d’autres arcades. Non que le jardin fût de grandes dimensions, mais il faisait basculer aussitôt dans un autre monde, effaçant comme par miracle la rumeur de la cité pour ne laisser planer que le murmure tranquille de l’eau, invitation au repos et à la nonchalance. Le bâtiment lui-même, sur deux étages, jouait de ces contrastes avec une égale harmonie. Les murs, chargés ici et là d’humidité, tiraient de ces dégradés une partie de leur beauté déliquescente ; pour autant, ils ne laissaient pas présager la richesse intérieure du décor, dont Pietro s’aperçut sitôt qu’il y fut introduit – meubles vernis aux serrures d’or, divans profonds recouverts de velours ou de draps de soie, portraits dynastiques, miroirs échangeant les reflets limpides de leur mise en abyme, portes discrètement entrebâillées sur le secret de baldaquins, tentures au drapé ondoyant qui tombaient devant les alcôves... On était pénétré de cette atmosphère intimiste et feutrée, quoique baroque, au premier pas que l’on y faisait. Pourtant, cette entrevue fut pour Pietro une véritable souffrance. Bien qu’elle eût entendu parler de l’Orchidée Noire, Luciana Saliestri ignorait l’identité véritable de celui qui se présentait à elle au nom du Doge ; de son côté, Pietro, informé de tous les commérages qui couraient au sujet des frasques de la belle, ne pouvait manquer, après tant de mois passés en prison, de laisser glisser ses pensées vers des crimes beaucoup plus plaisants que celui dont il était hanté depuis son passage au San Luca. Ce sourire, ces lèvres, cette gorge rieuse, ces seins qu’elle promenait sous son nez avec tout le calcul dont elle était capable, voilà qui eût représenté pour lui un vif supplice, si le souvenir de son grand amour, Anna Santamaria, ne se dressait encore en son coeur tel un rempart. Mais, jouer l’indifférence devant cette Luciana qui multipliait les signes de séduction, entretenant son florilège de soupirs impatients avec ce naturel factice propre à la féminité
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