Le piège de Dante
avoir abandonné Luciana à ses conversations de divan. Et tandis qu’il s’éloignait de sa villa, elle le regardait depuis son balcon, nouant ses cheveux, pensive. Les charmes indubitables de la jeune femme dansaient encore dans l’esprit de Pietro, alors qu’il remontait dans la gondole qui l’avait amené jusqu’à la villa Saliestri. Luciana! Une personnalité troublante... Sensuelle, provocante, docile à la fois ; fascinée par le luxe et le plaisir, offrant son corps et tâtant de toutes les bourses en comptant et recomptant la fortune laissée par son mari... Que faisait sa broche au théâtre San Luca, près du cadavre de Marcello ? Elle affirmait ne pas savoir qui la lui avait volée : si elle ne mentait pas, ce pouvait être Marcello, Giovanni Campioni, aussi bien que l’un ou l’autre de ses soupirants. Le sénateur Campioni pouvait être une clé. Mais approcher un personnage aussi haut placé demandait une certaine délicatesse, et la manière de procéder à son interrogatoire exigeait quelques préambules tactiques : il faudrait convenir de la stratégie à adopter avec Emilio Vindicati et le Doge lui-même. Pietro s’en préoccuperait dès que possible.
Pour l’heure, l’Orchidée Noire devait poursuivre son exploration, en bon petit soldat.
La construction de l’église San Giorgio Maggiore, située sur l’île du même nom et séparée de San Marco par un bras de la lagune, avait commencé en 1565 sous l’impulsion de Palladio, pour être achevée quelque quarante années plus tard par l’un des élèves du célèbre architecte. En face du palais des Doges et de la Piazetta , elle occupait un rôle non négligeable au sein de la République, pour le contrôle des flux maritimes à l’entrée et à la sortie de la ville. Une première église avait été édifiée dès 790, doublée au X e siècle d’un monastère bénédictin; les deux édifices avaient été détruits à la suite d’un tremblement de terre, avant d’être reconstruits au XVI e siècle. Avec le Redentore de la Giudecca, l’église San Giorgio était la seule que Palladio avait entièrement dessinée. En débarquant à ses pieds sur le parvis qui la séparait des flots, Pietro ne pouvait être insensible à la beauté de cette façade en pierre d’Istrie, agrémentée de colonnes de style corinthien. Il sourit en regardant les statues de Doges que l’on avait installées aux extrémités du bâtiment, en remerciement des dons qu’ils avaient effectués au monastère. Un nouveau campanile, qui n’avait pas à rougir de celui de la place Saint-Marc, venait d’être bâti, succédant au clocher délabré du XV e siècle. C'était à l’ombre de cette église qu’officiait le prêtre Caffelli, confesseur du défunt Marcello.
Pietro abandonna son valet pour traverser le parvis, franchir les quelques marches qui le séparaient des grandes doubles portes et pénétrer à l’intérieur de l’église.
Alors qu’il avançait entre les travées, Viravolta se préparait à la rencontre en se promettant d’avance de conserver son calme – et autant que possible, son sens de l’humour. Mais en vérité, il n’avait pas oublié le rôle que Caffelli avait joué dans son incarcération. S'il avait eu les coudées franches, il eût volontiers rossé le prêtre, menteur et délateur, pour lui remémorer les bonnes manières.
Les retrouvailles risquent d’être tendues.
Pietro trouva Caffelli auprès de l’autel ; il semblait méditer devant un tableau représentant une Descente de croix. San Giorgio était vide, en dehors d’une forme encapuchonnée – une bonne soeur, sans doute, venue là égrener son chapelet – qui se leva et glissa silencieusement au-dehors. Caffelli se retourna en entendant les pas de Pietro résonner sous les voûtes. Il posa sur l’autel la bible qu’il tenait en main, puis souffla deux cierges, tout en accueillant le nouveau venu avec un léger froncement de sourcils. Pietro jeta un oeil sur le tableau de la Descente de croix; il se revit alors lui-même, avec Brozzi, le médecin de la Quarantia Criminale , décrochant la dépouille de Marcello, comme exposée en proie, sur la scène du San Luca. Il chassa cette image de son esprit et regarda de nouveau Caffelli. Celui-ci marqua un temps d’hésitation puis, reconnaissant le vrai visage de Viravolta malgré la pénombre et la sophistication de son apparence, retint un cri de stupeur. Tous deux se firent face quelques instants.
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