Le piège de Dante
qui agencerait son décor et le destin de ses personnages. Je partage votre avis.
— On a mis beaucoup de soin et de talent à accomplir ce sombre forfait. Marcello a dû crier longtemps, dans ce théâtre désert, à mesure qu’on le saignait, qu’on le clouait sur ces planches à coups de marteau. C'est trop de vice pour une simple vendetta , qu’un coup d’épée, de pistolet ou d’arquebuse règle tout aussi bien, et plus proprement. On a voulu le faire souffrir et, peut-être, le faire parler , en effet. Une torture... mais là encore, Brozzi, pourquoi au théâtre? Pourquoi ne pas l’avoir enlevé et emporté ailleurs ?
— Parce que nous devions le trouver, mon cher, dit Brozzi en se penchant de nouveau sur le mort.
Pietro claqua la langue en signe d’approbation.
— L'inscription énigmatique sur son corps est un autre signe qui prouve que le meurtrier voulait s’adresser à nous. En effet, Brozzi. Il a voulu nous crier quelque chose... Et cela ne ressemble en rien à une séance de torture, comment dirais-je... classique. Elle a été montée à notre intention , autrement dit à celle de la République. Mais il y a encore quelque chose de bien étonnant...
— Je vois ce que vous voulez dire, dit Brozzi en saisissant son mouchoir pour nettoyer ses besicles.
Il avait le front en sueur.
— Les yeux, n’est-ce pas...
Pietro leva l’index et sourit.
— Les yeux, oui. La couronne d’épines, la plaie sur le flanc, la croix, le vinaigre, toutes autres formes d’ecchymoses ou de stigmates de lapidation, passe encore... Mais pourquoi lui avoir ôté les yeux ? Voilà qui n’est guère biblique, Brozzi. Une fausse note, sans doute, dans cette pâle représentation. Mais je suis persuadé qu’elle ne doit rien au hasard. Enfin ! Nous avons déjà plusieurs fils à tirer, ce me semble. Luciana Saliestri, la courtisane... Giovanni Campioni, le sénateur... et à tout hasard, le confesseur de San Giorgio, le père Caffelli.
Pietro soupira et se souvint des paroles qu’avait prononcées Emilio, alors qu’il quittait le palais ducal : Tu viens de mettre les pieds dans le vestibule de l’enfer, crois-moi. Tu ne vas pas tarder à t’en rendre compte.
Pietro regarda Brozzi. Celui-ci lui sourit tout en se grattant la barbe. Il jeta un stylet ensanglanté dans sa bassine, qui rebondit dans un nouveau tintement.
L'eau se mélangea au sang.
— Bienvenue dans les limbes des affaires criminelles de la Quarantia , dit-il seulement.
Pietro marchait dans les rues de Venise. Il s’apprêtait à retrouver Landretto à l’auberge où ils devaient loger pour la nuit, en attendant une solution plus confortable, qu’Emilio était en train d’arranger pour leur compte. La tête encore pleine de sombres pensées, Pietro, mains dans le dos, regardait ses pieds, l’air concentré. La nuit était avancée. Un vent froid s’était levé. Les pans de son grand manteau noir s’agitaient derrière lui. Concentré, il ne prit pas garde, en entrant dans une ruelle, à ces quatre hommes qui, portant lanternes et sombre accoutrement, eussent pu passer pour des Seigneurs de la nuit, si ce n’étaient leurs masques inquiétants. La pénombre leur donnait un aspect plus fantasque et chimérique encore. Pietro ne se rendit compte de leur présence que lorsque il fut évident qu’il était coincé. Deux hommes lui barraient le chemin d’un côté, deux de l’autre. On voyait au-dessous de leur masque leur sourire mauvais; ils déposèrent leurs lanternes, ce qui donna fugitivement à la ruelle l’allure d’une scène de spectacle, ou d’une galerie illuminée dans l’attente de quelque importante personnalité. Pietro releva les yeux.
— Que me vaut cette entrave ? demanda-t-il.
— Il te vaut que tu vas nous donner gentiment ta bourse, dit l’un des voleurs.
Pietro considéra celui qui venait de parler, puis son voisin. Il se tourna ensuite vers les deux autres, fièrement campés derrière lui. Ils étaient armés, pour l’un d’un gourdin, pour l’autre d’une dague, et pour les deux derniers d’une épée courte. Lentement, Pietro sourit.
— Et s’il advenait que je refuse ?
— Alors il adviendrait que tu te ferais couper la gorge, chevalier.
— Ou que tu perdrais l’oeil qui te reste, plaisanta son camarade, en allusion au cache-oeil que portait encore Pietro.
Je vois.
— Décidément, les rues de Venise ne sont pas très sûres, ces temps-ci.
— A qui le dis-tu. Allez.
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