Le piège
propriétaire de l’hôtel
avait dû se tromper de case.
— Vous m’avez mis une lettre qui n’est
pas pour moi, dit Bridet sur un ton désagréable.
La propriétaire regarda l’enveloppe. Il était
si nerveux que, pendant un instant, il craignit qu’elle ne lui affirmât qu’elle
ne s’était pas du tout trompée, que cette lettre lui était bien destinée. Et
quand enfin elle s’excusa, il ressentit de nouveau un profond soulagement.
3
Le matin, au réveil, Bridet eut tout à coup
l’impression qu’il avait été maladroit. Sa volonté de partir était si grande qu’il
n’avait pas songé un instant à la satisfaire par des moyens détournés. Il avait
été droit au but. Son premier geste avait été de demander un passeport, un
sauf-conduit. Il avait bêtement dévoilé son jeu. Il aurait dû d’abord commencer
par prendre contact avec les gens qu’il connaissait, parler de son désir d’être
utile, manœuvrer de façon qu’on lui dît : « Vous devriez aller en
Afrique, Bridet... » Il se serait laissé faire violence. Ce n’eût même pas
été lui qui eût demandé les papiers. Du cabinet du Maréchal, on aurait
téléphoné à Basson : « Voulez-vous être assez aimable de vous occuper
de M. Bridet. Nous l’avons chargé d’une mission à Rabat. C’est urgent. » À
ce moment seulement, il aurait été voir Basson. L’entretien eût été tout
différent. Il aurait dit d’un air ennuyé : « Ils sont terribles, nos
amis. J’aurais quand même voulu avoir le temps de faire un tour dans le Berry... »
En s’habillant, Bridet réfléchissait à la
façon de rattraper sa maladresse. Au fond, les gens avaient autre chose à faire
que de suivre par le détail ses faits et gestes. S’il rendait visite aujourd’hui
à Laveyssère, par exemple, et qu’il obtînt de lui une mission, dans une
semaine, quand il retournerait à l’intérieur, Basson ne s’apercevrait de rien.
Bridet ferait semblant d’avoir été déjà chargé de cette mission quand il était
venu la première fois. S’il voyait un peu de surprise chez Basson ou chez
Vauvray, il dirait avec naïveté : « Ah ! je croyais que vous
étiez au courant. »
D’ailleurs, on n’en arriverait pas là. Les
gens ont trop de préoccupations personnelles. Ils ne retiennent que ce qu’il y
a de marquant dans nos actes.
Il s’était mouillé les cheveux et il avait
laissé son feutre défraîchi à l’hôtel. Il était ainsi plus dans le ton car,
depuis l’armistice, une apparence négligée faisait très mauvais effet. On avait
un peu l’air de n’avoir pas réagi dans le malheur. C’était donc qu’on n’était
pas tellement emballé par l’État français.
Comme il n’était que dix heures, Bridet se
promena dans les rues de Vichy. Une auto passa. C’était la troisième de suite
dont l’élégant conducteur ne tenait le volant que d’une main et laissait l’autre
pendre négligemment au-dehors. Le pouvoir s’était déjà solidement installé. Son
premier souci avait été de lutter contre le débraillé. « Ce n’est pas le
moment, pensa Bridet, de se promener, avec un verre de trop dans le nez. »
Un régime pourri s’était effondré. À sa
place surgissaient enfin l’ordre et la propreté. Les soldats, qui montaient la
garde devant les ministères ou leurs ridicules annexes, portaient des gants
blancs montant jusqu’aux coudes, et le casque sans visière des unités de chars.
« On se donne le genre troupes d’élite », murmurait Bridet en passant
devant eux et en mangeant la moitié des mots car il ne savait pas s’il voulait
être ou ne pas être entendu.
*
* *
Comme il flânait dans un passage, il entra
dans une sorte de petit bazar élégant où on vendait des souvenirs de Vichy, des
cartes postales, des gobelets pour la cure dans leur étui d’osier bruni. Il
demanda assez théâtralement à voir les francisques. C’était pour faire un
cadeau à une jeune fille. Il en voulait une en verre de couleur si possible.
— Nous n’avons jamais eu cet article,
dit la vendeuse.
— Comment ça se fait-il ? s’écria
Bridet en prenant un air indigné. J’en ai vu à Clermont-Ferrand, à Lyon, à
Saint-Étienne. Et il n’y en aurait pas ici, à Vichy ?
— Non, Monsieur, mais nous avons
beaucoup d’autres articles. Cette broche ne vous plairait-elle pas ?
— Oh ! quelle idée charmante !
C’est la première fois que je vois ça, dit Bridet en examinant
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