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Le Pont de Buena Vista

Le Pont de Buena Vista

Titel: Le Pont de Buena Vista Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Denuzière
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souvent de votre présence. Vous ne jouez pas au whist, certes, mais vous aimez la musique d'orgue, le vin de Bordeaux, et vous avez le goût très français de la conversation et de la controverse. Nos rencontres peuvent être stimulantes pour l'un comme pour l'autre, n'est-ce pas ? Mais je répète que je ne crois pas que Malcolm puisse se réformer par le travail, monsieur Desteyrac. C'est très bien à vous de le tirer de la cendre comme un marron, mais, malgré ses connaissances et qualités, je ne le vois pas plus perfectible que ma fille. Ils appartiennent tous deux à une génération gâtée par les plaisirs mondains, la dissolution des mœurs et les intrigues de Londres.
     
    – Et cela vous rend malheureux, bien sûr ?
     
    – Voyez-vous, monsieur Desteyrac, une grande famille, dynastie de notre temps vouée aux affaires, se construit comme un domaine. Il faut, au fil des décennies, des annexions intelligentes, autrement dit des alliances qui agrandissent la propriété, scellent les destins et engagent les êtres. Une règle interne est aussi indispensable à nos familles qu'une coutume à nos tribus arawak. Tous les membres de l'une et de l'autre doivent partager une foi intransigeante dans la valeur de leur race. Chez nous civilisés, il y faut encore ce que votre Montaigne appelait une éthique, non pas seulement pour fonder, maintenir et, si possible, développer, une génération après l'autre, la propriété terrienne, la seule qui vaille, mais aussi fixer les attitudes, réflexes et comportements qui font qu'en voyant le petit-fils on puisse dire qui était l'arrière-grand-père. Bâtir sa vie et sa maison, ajouter une aile à ses écuries, un bois à ses futaies, une pâture à ses champs, des fleurs à son parc et des rameaux à son arbre généalogique, voilà ce que mon grand-père et mon père ont fait, ce que je fais moi-même. Hélas, personne ne poursuivra la tâche après moi. L'avenir des Cornfield, monsieur Desteyrac, est dans une impasse, acheva le lord d'une voix sourde.
     
    – Vous voulez dire par là que l'absence d'héritier mâle compromet l'avenir de votre lignée ? Vous n'êtes pas d'âge à cesser de procréer, fit gaiement Charles pour détendre l'entretien.
     
    – « Le corps de l'homme jeune est son auxiliaire, le corps du vieillard est son adversaire », cita Simon Leonard, esquissant un sourire désabusé.
     
    – Mais, monsieur, votre fille se mariera et vous donnera des petits-enfants ; il s'en trouvera bien un qui…
     
    – Puissiez-vous dire vrai ! interrompit Cornfield. Je lui aurais fait épouser Malcolm s'il n'avait été ce qu'il est, ajouta-t-il.
     
    Comme pour beaucoup d'aristocrates de sa génération, un mariage devait d'abord être un arrangement dans l'intérêt des familles.
     
    – Permettez-moi, monsieur, de croire Malcolm meilleur et plus capable qu'il ne paraît, insista Charles.
     
    Lord Simon haussa les épaules, manifestant ainsi un doute incoercible, et tendit la main à l'ingénieur avant de poursuivre seul sa promenade.
     
    Desteyrac regarda s'éloigner ce hobereau des tropiques pour lequel il se prenait d'une estime grandissante. Bien que conscient de sa supériorité, cet homme n'imposait rien aux autres qu'il ne pût assumer lui-même. En tant que maître de l'île, il donnait l'exemple d'une vie réglée par une étiquette admise comme celle d'un souverain. Il se levait à cinq heures, prenait un tub, aspergé par son valet de chambre qui, ensuite, le rasait. Puis, en robe de chambre et au pas de charge, il parcourait la galerie du manoir pour humer l'air frais du matin et apprécier l'état du ciel ; après quoi il s'attablait devant un copieux breakfast composé de saucisses, d'œufs, de toasts – « grillés d'un seul côté » –, le tout accompagné de café venu de sa plantation de Cuba et torréfié au manoir.
     
    Le premier repas terminé, il s'habillait, passait une fine chemise de batiste, se nouait strictement autour du cou une cravate de soie blanche retenue par une épingle précieuse. Puis, il revêtait un gilet en peau de taupe safranée, tandis qu'un lad présentait son cheval devant le perron. Depuis son séjour aux Indes, le lord avait adopté les jodhpurs, qu'il associait à des bottillons vernissés à revers fauve que son valet lustrait chaque jour à l'os de daim. Il endossait enfin une veste longue, vert empire, à col de velours gris huître, se coiffait d'un melon du même ton, se

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