Le Pont de Buena Vista
d'intervenir. Lors d'une rencontre fortuite avec lord Simon, en fin d'après-midi, dans le parc du manoir, il proposa sans préambule de mettre l'honorable Malcolm Cuthbert Murray au travail.
– Malcolm au travail ! Et que pourrait-on bien lui faire faire ? Je le crois incapable de la moindre activité soutenue.
– Votre neveu adoptif est architecte. Il ne manque ni de savoir ni de goûts artistiques ; seule lui fait défaut la pratique d'un art qu'il n'a jamais eu l'occasion d'exercer. Nous devons lui trouver une occupation qui lui donne le sentiment d'être utile, puisqu'il est à craindre que son séjour ne se prolonge.
– Hélas ! Son père n'en veut plus, sa mère est folle, et s'il retourne en Angleterre il sombrera dans la débauche et finira dans la misère, comme tous les joueurs et trousseurs de jupons que j'ai connus ! soupira lord Simon.
– Ce mal-aimé est intelligent, sensible et instruit, mais personne ne s'est soucié d'en faire un homme responsable de ses actes. Comme il me l'a donné à entendre – ce que vous confirmez –, son père le rejette et sa mère ne voit en lui qu'un compagnon de plaisirs mondains pendant la saison de Londres et le carnaval de Venise. J'ai de l'affection pour lui et je voudrais prévenir la dissolution de sa personnalité et ce que j'ose appeler une décomposition intellectuelle et morale. Aussi aimerais-je, si vous m'y autorisez, mettre à profit ses compétences d'architecte pour me faire construire, près du futur chantier du pont de Buena Vista, un abri rudimentaire où j'installerais ma planche à dessin pour travailler sur place aux plans du projet. Je pourrais de temps en temps y passer la nuit afin de ne pas perdre autant d'heures en dog-cart pour me rendre, chaque jour, de ma maison au sud de l'île.
– Autorisation accordée, bien sûr, car je ne souhaite que faciliter votre vie et vos travaux. Carver vous fera donner matériaux et main-d'œuvre, mais n'allez pas vous isoler au bout de l'île. J'aime votre compagnie et je serais déçu si elle venait à me manquer.
– J'apprécie l'intérêt que vous portez à ma personne, bredouilla Charles, surpris par cette déclaration émanant d'un homme qui d'ordinaire n'affichait pas ses sentiments.
Mais, ce matin-là, Simon Leonard était en veine de confidences. Il prit Desteyrac par le bras et l'entraîna sous les palmiers qui bordaient l'allée centrale du jardin où il avait coutume de déambuler avant l'heure du dîner.
– Vous n'êtes pas sans savoir qu'on me traite d'autocrate, et ceux qui en jugent ainsi ont raison. Je tiens de Goethe ma philosophie en cette matière. Il a écrit dans les Années de voyage de Wilhelm Meister , l'ouvrage le plus riche d'enseignements que je connaisse : « Quel droit avons-nous de régner ? Nous ne le demandons pas, nous régnons. Nous ne nous occupons pas de savoir si le peuple a le droit de nous renverser ; nous prenons garde seulement qu'il ne soit pas tenté de le faire. » De là découle mon souci, tout en me tenant comme il se doit à distance du commun, de rendre heureux ceux qui vivent par moi et autour de moi. La morale, voyez-vous, ne doit imposer aux hommes d'autre fin que la recherche du bonheur individuel et commun. Et votre plaisir est plus intense si vous procurez du plaisir à autrui. Il en est ainsi non seulement en amour et en amitié, mais aussi dans les relations sociales. Mon ami Jeremy Bentham, le jurisconsulte et philosophe qui nous a quittés l'an dernier pour un monde que nous pouvons toujours croire meilleur, a même tenté d'enfermer dans une « arithmétique morale » le calcul comparatif du plaisir et de la douleur, la valeur du bonheur donné par rapport au bonheur reçu.
– Cette théorie, dite utilitaire, a fait long feu, n'est-ce pas ? risqua Charles.
– Comme toutes les théories qui tiennent l'homme pour plus sensé qu'il n'est, mon ami. De ces bons sentiments rousseauistes, corrigés par mes compatriotes libéraux, je suis moi-même revenu ; d'où mon peu de confiance dans les résultats du bien que vous vous attachez à faire à celui que nous nommons improprement mon neveu…, ajouta le lord.
– Je ne retire ma confiance à un homme qu'après avoir été plusieurs fois déçu, déclara Desteyrac.
– Bon, bon ! C'est noble à vous. Mais, vieil homme curieux de tout, je veux voir comment évolueront les choses. En attendant, ne me privez pas trop
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