Le Pont de Buena Vista
gantait et saisissait le fouet de chasse que le domestique lui présentait avant de l'aider à se mettre en selle. « Il ne se fût pas accoutré autrement pour une chasse du renard dans les Costwolds », avait un jour observé Murray.
Suivi de son piqueur mulâtre qui portait une paire de fusils de James Purdley, fournisseur depuis George III de la cour d'Angleterre – « car on peut toujours rencontrer du gibier » –, le maître de l'île s'engageait au petit trot dans l'allée principale du parc et décidait, le portail franchi, de l'itinéraire de la matinée. Celui-ci le conduisait jusqu'à l'heure du lunch à travers champs et villages.
Après une brève sieste, lord Simon consacrait l'après-midi aux affaires, à la correspondance, recevant et discutant les rapports des intendants de ses propriétés de l'archipel. L'un rendait compte de l'expédition des carapaces de tortue verte, que les fabricants d'écaille blonde transformeraient en tabatières, éventails, lorgnons ou peignes, l'autre détaillait la récolte d'écorce de cascarille, produit d'un bon rapport dont les apothicaires de Londres tiraient la cascarine, laxatif très demandé.
Depuis qu'il avait abandonné la pêche et le commerce des éponges fines à lady Lamia, Simon Leonard se contentait d'en assurer le transport, par son brick l' Argonaut , de Buena Vista à Nassau, où se tenait le grand marché des zoophytes marins, produit renommé des Bahamas. Il ne manquait cependant pas de vérifier que sa sœur acquittait régulièrement les frais afférents à ces expéditions.
Après le thé, passant aux affaires extérieures à l'archipel avec comptable et secrétaire, lord Simon dictait des lettres à l'intention de ses représentants à New York, Boston, Londres, Manchester et Liverpool, dans différentes industries et divers négoces, filatures de coton et laine, chemins de fer, banque, assurances, courtage maritime et, surtout, dans la West Indian Produce Association, qui commercialisait tous les produits des Bahamas et des Antilles britanniques.
L'heure du whisky servi sur la véranda ouvrait le temps de la détente. Simon aimait alors accueillir son ami Carver, le commandant Colson, le capitaine Rodney, Mark Tilloy, le pasteur Russell, le docteur Clarke, l'écrivain de marine Michael Hocker, toujours difficile à dérider, un fonctionnaire britannique de passage, et, de plus en plus fréquemment, Charles Desteyrac. Suivant son humeur, le maître de maison conviait un ou plusieurs des visiteurs à partager son dîner. Les élus devaient alors se précipiter chez eux pour passer chemise, cravate et costume blanc, tenue de rigueur pour qui paraissait à la table du lord.
Ainsi vivait cet Anglais attaché à maintenir sous les tropiques, à des milliers de kilomètres de Londres, les manières en vigueur dans les hôtels de Mayfair et les clubs huppés de Pall Mall.
Edward Carver avait prévenu Charles des exigences de son ami. « Lord Simon déteste la baignade, les mangoustes, les enfants turbulents et le laisser-aller colonial. Il tient au respect de la bienséance, quels que soient l'heure, le lieu et la température. Il estime qu'un gentleman, où qu'il se trouve dans le monde, doit montrer, par sa tenue vestimentaire, son maintien et ses propos, qu'il est un homme différent, physiquement et moralement, du commun des mortels. La race, l'entraînement, le régime font du pur-sang un cheval différent de celui du laitier. Selon mon vieil ami, le gentleman se différencie ainsi de l'homme ordinaire », avait déclaré le major.
Cornfield avait depuis longtemps disparu à sa vue quand Desteyrac, émergeant de ses réflexions sur le mode de vie insulaire, regagna son bungalow. Le lieutenant Mark Tilloy l'y attendait avec un paquet de lettres arrivées de France. C'était le premier courrier qu'il recevait en réponse aux quelques messages envoyés, des mois plus tôt, à sa mère, à son professeur d'hydrologie, à Rosalie et à quelques condisciples de l'école des Ponts.
– J'avais l'intention de vous emmener dîner au Loyalists Club, que nous nommons aussi entre nous le club des Expatriés et dont vous serez bientôt élu membre, sans doute à l'unanimité. Mais je vais vous laisser prendre connaissance de votre courrier, dit Tilloy, se préparant à prendre congé.
– J'accepte votre invitation. Timbo va vous servir de quoi patienter pendant que je lis tout ça. Après quoi,
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