Le Pont de Buena Vista
venaient le consulter, sa pratique d'une liturgie simple et familière, et surtout sa douceur de caractère avaient fait adopter cet homme de qui on ignorait le passé. Ayant compris qu'il devait se montrer sincère avec ses hôtes, Paul Taval se résigna à poursuivre.
– Le bois du cercueil, dans la fosse creusée à même la roche corallienne, n'existait plus que sous forme de débris, mais j'ai trouvé en effet, près du squelette disjoint, un livre enfermé dans un étui de cuir moisi. Un volume assez bien conservé. Mais ce n'est pas un bréviaire. Il s'agit des écrits en espagnol d'un carme castillan qui prit le nom de saint Jean de la Croix 3 .
– En 1726, l'Église romaine en fit un saint très prisé des jésuites, précisa Charles.
– D'après ce que j'ai pu comprendre, c'est l'ouvrage d'un mystique qui s'efforce avec lyrisme de nous persuader qu'il faut toujours préférer ce qui est difficile à ce qui est facile, et ce qui est désagréable à ce qui est agréable, commenta Taval avec une moue, traduisant ainsi le dédain que lui inspirait une telle règle.
– Et ce livre, l'avez-vous conservé ? Pouvez-vous nous le montrer ? demanda Charles.
– Certes, je vais le chercher. Vous pouvez même l'emporter pour le lire à loisir, si ces élucubrations édifiantes vous intéressent, ce dont je doute ! soupira l'ermite.
Au milieu de l'après-midi, au moment de prendre congé en emportant le livre imprimé en Espagne à la fin du XVII e siècle, l'ingénieur fut invité à revenir quand il voudrait respirer l'air frais du mont de la Chèvre.
– Notre ami Mark est ici toujours bien traité. Manuela ne manque jamais de cuisiner de bonnes choses pour lui. Il en sera de même pour vous, assura l'ermite avec un sourire plein de sous-entendus.
Après avoir dévalé au plus court la colline, les deux amis retrouvèrent le dog-cart et se mirent en route vers le Cornfieldshire. Mark Tilloy confirma ce que Charles avait justement déduit de son attitude : la jolie métisse lui avait appris la profanation et l'inventaire de la tombe de don Pascual.
– Manuela est une bonne fille avide de tendresse et d'une sensualité… débordante ! De plus, comme on dit en français, elle a un faible pour votre serviteur. Vous l'avez constaté, c'est aussi une excellente cuisinière. En échange de ses révélations – car elle a participé à l'exhumation des restes du moine pirate –, je lui ai promis, si nous retrouvions ce qu'elle croit être un trésor, de quoi s'offrir une montre, dit le lieutenant d'un ton badin.
Lors de leur séparation, les deux amis tombèrent d'accord pour informer dès le lendemain le major Carver et Uncle Dave de leur trouvaille.
Bien qu'ignorant l'espagnol, Charles, de retour chez lui, s'empressa d'ouvrir le recueil du carme castillan, étonnamment conservé malgré le temps passé sous terre. Certes, de nombreuses rousseurs dues à l'humidité constellaient certaines pages, mais elles n'empêchèrent pas l'ingénieur de remarquer que des phrases, ici et là, avaient été soulignées à la mine de plomb.
Le lendemain, Edward Carver, accédant au souhait de Desteyrac et de Tilloy, organisa chez lui une réunion à laquelle furent conviés lord Simon et le docteur David Kermor. Tous deux possédaient parfaitement la langue espagnole et Charles demanda au médecin de traduire les phrases soulignées dans l'ouvrage de saint Jean de la Croix. Certains paragraphes, bien que plusieurs fois répétés, n'éveillèrent aucune réaction chez les assistants.
Uncle Dave traduisit en lisant :
– « Agar donna son nom à l'endroit où l'ange était apparu, pour montrer quelle estime elle avait pour ce lieu, et dit ces paroles : “Assurément j'ai vu ici l'ombre de celui qui me voit”… »
Charles intervint aussitôt.
– Agar était une esclave égyptienne qui eut un fils d'Abraham, nommé Ismaël. En butte à la jalousie de Sarah, l'épouse d'Abraham, elle fut chassée avec son enfant et partit dans le désert. Avez-vous une bible, major ? demanda inopinément l'ingénieur.
Comme tout protestant, Edward Carver possédait une bible, qu'il s'empressa de présenter. Charles trouva vite l'épisode au cours duquel Agar craint de voir périr de soif le petit Ismaël. Il lut :
– « Quand il n'y eut plus d'eau dans l'outre, elle abandonna l'enfant sous un arbuste, puis elle alla s'asseoir à
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